Ce texte fait partie du feuilleton de Suzanne Lire l’ensemble

Mes parents se souvenaient avec émerveillement de l’Exposition universelle de 1935 et lorsqu’ils apprirent qu’une nouvelle exposition se tiendrait en 1958, ils étaient fermement décidés à en profiter. Aussi cette année-là, celle de mes 18 ans, il fut décidé que nous n’irions pas à la mer. A la place nous aurions tous les quatre un abonnement qui nous permettrait de visiter l’exposition autant de fois que possible (du moins avant le 1er août 1958, parce qu’à cette date j’ai commencé à travailler). L’excitation était extraordinaire et je n’ai jamais revécu un pareil moment. Nous ne le savions pas mais notre pays était riche. Nos installations industrielles avaient peu souffert de la guerre et grâce à toutes les matières premières provenant du Congo, comme l’uranium, que nous vendions aux Américains, la situation économique était florissante. Nous avions des ingénieurs et des chercheurs et nous l’avons fait savoir au monde en construisant l’Atomium et la merveilleuse “flèche du Génie civil”. Les pavillons de tous les pays étaient plus beaux les uns que les autres et tandis que le pavillon de l’URSS exposait le “spoutnik” , premier satellite artificiel envoyé dans l’espace, le pavillon américain, juste en face, faisait une démonstration éclatante de l’”American way of life” avec TV couleur et autres merveilles technologiques. Il y avait foule tous les jours, tout le monde essayait de tout voir et de ne pas perdre une miette. Il y avait toujours des animations, parfois de jeunes Israéliens dansaient leur fameuse ronde en chantant “Havah Naguilah” et les gens leur souhaitaient bonne chance. D’autres fois des Américains dansaient des “Square dances” devant leur pavillon et invitaient des visiteurs à participer. Mes pieds battaient la mesure et je mourais d’envie d’y aller mais j’étais trop timide et je me cachais au dernier rang ! Les jours de grosse chaleur, les visiteurs s’asseyaient au bord de la pièce d’eau devant le pavillon américain et trempaient leurs pieds dans l’eau (le pavillon est toujours là, il est occupé par la BRT). Par contre il y a des choses que je n’ai pas connues parce qu’elles étaient payantes en plus de l’abonnement, comme les nacelles qui promenaient les visiteurs dans l’exposition et toutes les attractions de la “Belgique Joyeuse” où je n’ai jamais mis les pieds. Je n’ai jamais vu non plus les fameuses hôtesses avec leur uniforme garance, parce qu’elles s’occupaient uniquement des “VIP”. Cela ne pas empêchée d’être éblouie et de rêver d’horizons lointains, alimentant une fois de plus mon imagination.

Cette parenthèse idyllique refermée je me suis retrouvée enfermée huit heures par jour, dans une banque, dans une immense salle où l’on tenait les comptes des clients. Il y avait tout au long des murs des classeurs en métal qui contenaient les dossiers de chaque client, d’innombrables bureaux tourné vers un des côtés de la salle, avec, assis derrière chacun d’eux, un employé qui écrivait des choses mystérieuses et qui se levait de temps en temps pour aller chercher le dossier d’un client. Face à eux une autre rangée de bureaux où étaient installés les chefs de bureaux, sous-chefs de bureaux, etc. Tous les matins et tous les soirs nous défilions devant eux pour leur serrer la main et dire bonjour et bonsoir. Tous les employés et les chefs étaient masculins. Il n’y avait que nous, installées à part dans un coin, “le pool dactylographique” qui était constitué de quelques jeunes filles, d’une sous-chef et d’un chef de pool, masculin. Nous étions chargées de prendre en sténo les rapports des représentants qui allaient démarcher la clientèle et puis de les taper. C’est là que j’ai eu ma première machine électrique, une IBM, d’ailleurs je ne sais pas s’il en existait d’autres. Nous devions taper toute la journée, tout l’étage devait entendre le ronronnement continu des machines, de façon à ce que l’importance du chef de pool soit incontestable. Lorsque parfois en été, les représentants et les clients étaient en congé et qu’il n’y avait pas de rapport à taper, on prenait une feuille et on tapait n’importe quoi. Nous n’avions qu’un moment de répit, c’était le moment d’aller aux toilettes. Les autres m’avaient dit de faire couler de l’eau froide sur mes poignets, endoloris à force de taper, taper. Une fois notre rapport tapé, il passait par la vieille fille qui était une ancienne institutrice et qui ne laissait rien passer. Il s’agissait d’avoir une orthographe impeccable sinon elle barrait tout, même s’il ne s’agissait que d’une petite faute qu’il y aurait eu moyen de gommer. Et le rapport était à recommencer. En fait elle était elle-même soumise au chef du pool, qui lui, ne faisait rien du tout sinon relire une dernière fois et chercher à la mettre en difficulté.

Le personnel féminin de la banque, dactylos et secrétaires, se composaient uniquement de jeunes filles, de vieilles filles et de veuves. Dès qu’on se mariait, on prenait la porte. Il en était d’ailleurs ainsi dans d’autres professions, comme les hôtesses de l’air. Plus on montait dans la hiérarchie (masculine) plus on était imbu de soi-même. Il pouvait y avoir tout un rassemblement de femmes attendant l’ascenseur à l’heure de la sortie, lorsque le directeur arrivait dans le couloir, elles s’écartaient et il prenait l’ascenseur tout seul.

Je remettais bien sûr tout mon salaire à mes parents. Je recevais un “dimanche” qui devait en outre me permettre de m’habiller et comprenait le prix des repas à la cantine et le prix du tram pour aller travailler. Tout le reste était en grande partie, “mis de côté” pour le jour où je me marierais. Ma part étant plutôt congrue, je me faisais des rentrées supplémentaires en allant travailler à pied (trois quart d’heure par trajet, sur des talons aiguilles !) et en me passant de repas à midi. Du coup je perdis quelques uns de mes 66 kg et je pu m’acheter un tourne-disque et même plus tard un meuble bibliothèque !

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5 commentaires Répondre

  • Répondre

    Bonjour,

    Viendriez-vous en parler dans l’émission "Tout le monde a une histoire" ?

    Alfonza Salamone
    als rtbf.be

  • J.K Répondre

    chere Suzanne
    Tu avais 18 ans, j’en avais 20 et j’ai l’impression que nous avions l’âge idéal pour profiter de cette incroyable exposition

    je suis ravie de sentir chez toi la même exaltation dans le souvenir
    merci pour ce partage
    J.K

  • tibor Répondre

    Je tombe par hasard sur ce site et cet article m’a paru merveilleux. Le début surtout car je recherchais des témoignages de l’expo58. Mon arrière-grand-mère a travailler au pavillon IBM comme "hôtesses pour VIP". Je ne réalisais pas l’importance de l’évènement du point de vue de la Belgique !

  • Laure Répondre

    Je n’ai pas à marcher 45 min avec des talons aiguilles pour me rendre au boulot. Je porte des baskets.

    Je ne vais pas aux toilettes pour mettre de l’eau sur mes poignets parce que j’ai trop tapé. Je fais une pause.

    Je ne donne pas mon salaire à mes parents en attente de mes noces. Le mariage est un choix de vie qui ne concerne que moi.

    Je ne laisse pas passer l’ascenseur lorsque mon patron l’attend aussi. Je monte dans l’ascenseur avec lui.

    Vous étiez bien courageuse !

    Les temps changent...
    Qu’est-ce qui aura changé dans 50 ans ? Qu’est-ce qui sera devenu inacceptable et qui est "normal" aujourd’hui ?

    Affaire à suivre...

    • Joëlle Répondre

      Demain j’aurais une réunion de service avec une quinzaine de filles :secrétaires et assistantes ; le problème c’est que nous sommes en 2007 et nos chers patrons, très en avance sur leur temps, ont décidé de faire un pool !!!
      Savez-vous pourquoi ???? Parce que certaines jeunes secrétaires refusent de faire du café....
      Où se trouvent les grandes stratégies de management ????

      On rêve !!!

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