Extrait de "Nous racontons notre vie" 2024-25

Enfance et adolescence

Je suis né au Rwanda en 1946. Une journée type pour moi se passait comme ceci : très tôt le matin, je m’occupais du troupeau, puis j’allais à l’école qui était à 30 minutes à pied de chez moi. Après l’école, je retournais m’occuper du troupeau et ensuite je rentrais faire mes devoirs et manger.

Aux alentours de mes 10 ans, je gardais un troupeau de 8 veaux appartenant à mes parents. À cette époque, il y avait encore beaucoup d’animaux sauvages, dont un félin qui ressemblait à un lynx. Dans mon troupeau, il y avait un petit taureau avec lequel je ne m’entendais pas très bien. Un jour, alors que je gardais le troupeau, ce taureau s’est fait attaquer au cou par le félin. J’ai crié de peur et, pour protéger le troupeau, j’ai fait de grands gestes avec ma lance afin de le défendre. À un moment, le félin a ouvert sa gueule comme un chien qui veut te faire peur et j’ai réussi à enfoncer ma petite lance dans sa gueule et à le tuer. Le fait d’avoir fait ça m’a donné un statut particulier sur la colline. J’ai été fêté et Nyamugemahica ("tireur d’élite") m’a permis de boire à la paille un peu d’alcool de banane à la gourde des grands !

Nyamugemahica

C’était l’homme le plus âgé que j’ai connu, un des ainés du village respecté par tous. Il m’impressionnait. Les adultes l’écoutaient et le respectaient autant que nous, les enfants, quand un adulte nous parlait.

Ce dont je me souviens, quand il venait à la maison, c’est qu’on devait l’accompagner. On devait marcher devant lui et, quand il avait plu, il y avait un petit sentier tracé par les pieds des adultes. Quand on arrivait dans des zones herbageuses, il fallait écarter les hautes herbes touchées par la rosée, car il ne voulait pas que son pagne soit mouillé ou sali.

Ce n’est que plus tard que j’ai compris qu’il avait, comme d’autres hommes très âgés, un rôle particulier qui n’existe à mon avis plus et qui existait dans plusieurs pays de la région. Ces anciens étaient très respectés et n’étaient pourtant pas les plus riches ni les plus forts. Ils avaient un statut qui ressemblait à celui des prêtres. Aucune décision importante n’était prise, même au niveau de l’état, sans leur avis.

Ces anciens avaient en tête toute l’histoire orale sur au moins 4 générations et ils décidaient de la séquence. Il y avait un temps pour produire afin que le pays soit un peu plus riche, un temps pour préparer la guerre, un temps pour la guerre et la résolution de conflit et un temps pour la paix avec une forte production agricole et du stockage.

Être homme

Quand j’étais enfant, les filles s’occupaient de tout ce qui concerne l’intérieur des enclos de vie : bébés, propreté, repas, lessives... Les garçons de tout ce qui concerne l’extérieur des enclos : gardiennage des veaux, puis des troupeaux. Une fois adultes et mariés, ils s’occupaient en plus conjointement des champs.

Comment j’ai appris les choses de l’amour ? À l’adolescence, j’ai commencé à capter quelques bribes des secrets de l’amour auprès des bergers, pendant les vacances. Par exemple, qu’il faut absolument satisfaire sa partenaire. Qu’il existait telle ou telle jeune veuve accueillante ; ou telle matrone, véritable croque-mitaine, qui pouvait te faire fouetter si tu la frustrais.

Les filles bénéficiaient toutes d’une initiation collective par une tante ou une adulte reconnue. Les filles comme les garçons étaient éduqués à se donner satisfaction. Du moins dans la partie du monde que j’ai connue. Ailleurs au contraire, j’ai appris plus tard qu’on allait, de façon criminelle, jusqu’à amputer de toutes jeunes filles (excision). Il y a deux Afriques très différentes sur cette question.

À l’internat tenu par des religieux où j’avais été envoyé très jeune, je n’ai pas eu accès à cette tranche amoureuse de vie des jeunes adultes.

Comment ai-je rencontré ma femme ? Quand nos regards se sont rencontrés, dans l’autocar qui nous conduisait à une fête, nous avons compris que nous allions nous marier. En plus, le Ciel daigna bénir notre mariage. De la même façon, trois décennies plus tard, nous nous sommes pacifiquement séparés. Toujours sans avoir à parler.

L’accès aux études poussées et au travail, semble avoir littéralement libéré les femmes, partout dans le monde où elles y ont eu accès, surtout chez les citadines. Savoir que le respect de nos soeurs est normal et doublement payant épargne même d’avoir à être féministe. C’est une question de justice. Curieusement, malgré l’accès à l’autonomie, il me semble que c’est encore beaucoup plus facile d’être un homme aujourd’hui, même si c’est moins facile d’être un mâle.

Travail

Mes parents avaient chacun un emploi. Ma maman était mère au foyer et s’occupait de la supervision agricole. Mon père était responsable du bétail bovin et de l’entretien des routes. Il réalisait des plantations anti-érosion pour éviter les éboulements ou inondations. À l’époque, l’argent et la thésaurisation étaient très suspects et pas acceptés par nos pères et grands-pères, car traditionnellement c’était le troc qui était pratiqué et la richesse devait être redistribuée. Cela a changé avec la colonisation, car, avec l’instauration de l’impôt, les gens ont commencé à accumuler de l’argent pour pouvoir le payer. Aujourd’hui, tu es quelqu’un si tu as de l’argent.

Dans le pays voisin, au Burundi, les Jésuites m’avaient octroyé une bourse pour m’accueillir dans leur université, ce qui me permettait d’avoir de l’argent. Pendant les grandes vacances, je travaillais également pour avoir des sous que j’économisais.

Mon job étudiant était aide-soignant, car je faisais des études de médecine. Puis, en Belgique, j’ai été chauffeur de taxi. Ces 2 emplois m’ont fait découvrir un large spectre de la vie sociale, c’était très gratifiant. Par exemple, le patron de la société Boeing qui se fait raccompagner à son jet privé et qui pèse tellement lourd que la voiture penche sur le côté, le curé dont tout le monde parle, car il fait les routes de campagne pour trouver des maisons closes, etc.

C’est la première fois que je parle de tout cela et j’aime cela. Je ne raconte pas ces souvenirs à mes enfants et petits-enfants, mes parents ne l’ont pas fait non plus avec moi. Sans doute est-ce culturel ? Dans nos familles, au Rwanda, on est parfois plus proche d’une tante ou d’un oncle pour parler.

Entre ici et là-bas

Je suis arrivé en Europe à 22 ans, je suis reparti au Rwanda à 27 ans et suis revenu à 32 ans pour ne plus quitter la Belgique.

La sécurité est la principale richesse des pays occidentaux. Elle est installée depuis la 2e guerre, mais les jeunes générations ne comprennent pas qu’il faut la sauvegarder. La sécurité juridique, la police, les institutions sont saines, mais cela commence à s’effriter, c’est fragile. On le voit avec l’élection de Trump. L’Europe se fait remorquer par la puissance américaine.

La sécurité est recherchée par la plupart des migrants, moi y compris, même si au début, ce sont les études qui m’ont attiré. Je suis parti du Rwanda avec une petite valise, pour le Burundi, et ensuite la Belgique. C’est la paix et la sécurité qui me manquaient le plus. Depuis 4 générations, ma région d’origine se déchire en conflits internes qui ont généré une large diaspora partout dans le monde.

À mon arrivée en Belgique, j’ai vécu l’expérience d’être un « sans papiers » avant de reprendre pied et de retourner au Burundi. Je pensais y rester pour toujours, je m’y suis qualifié. Je me suis vu même proposer un poste alléchant, avant de brusquement fuir le pays et revenir me contenter de petits boulots en Belgique, mais du moins en sécurité.

Le matérialisme conquérant des pays dits riches m’a heurté d’emblée et déstabilisé pendant une dizaine d’années. Surtout au départ, je ne savais pas y mettre un nom. Les gens ne communiquent pas ici, ils ont perdu la foi, c’est comme s’ils étaient orphelins. En Afrique, même si on ne se connaît pas, on communique.

La paix et la sécurité manquent dans plusieurs pays. La sécurité, y compris sociale, est presque unique en Belgique et en France. Grâce à cela, on se sent impliqué et on a envie de contribuer. J’ai pu le faire en donnant quelques avis et j’ai eu la chance de constater qu’ils avaient été pris en compte. Dans quels domaines ? La réforme de la police, le rajeunissement du corps diplomatique en Afrique, la régularisation des sans-papiers qui travaillent…

Ce en quoi je crois

Tout jeune, on baignait dans la foi, c’était comme cela. On n’avait pas besoin de croire ou pas. On était monothéiste, même avant la colonisation. Les cultures étaient différentes, mais pas les valeurs : ne pas voler, ne pas mentir… J’ai voulu devenir prêtre, mais mes parents ne voulaient pas, car la réussite pour eux c’était se marier, faire de la politique, servir son pays… Quand j’ai été au séminaire, chez les Pères blancs, j’ai appris la théologie, la doctrine, mais, paradoxalement, cela m’a déconnecté de la religion. Je suis allé jusqu’au bout de la formation, mais je n’ai pas poursuivi.

Jeune, j’aimais méditer en me promenant, en récitant le chapelet. Mais une nuit, j’ai vécu une expérience étrange : je me suis senti comme foudroyé. On m’a retrouvé couché, près de la route, le lendemain matin. J’avais tout oublié et j’étais devenu soudainement athée. Pourquoi Dieu permettait tout le malheur dans mon pays : les réfugiés, les massacres, le matérialisme… ? Ça a duré 6 années, les plus pénibles de ma vie, j’étais comme désaxé.

Après, à 29 ans, j’ai réalisé que le monde dans lequel on vit n’est qu’un monde parmi d’autres, qu’il est englobé dans d’autres mondes. Savoir cela a fait que je n’ai plus eu besoin de croire ni d’appartenir à une religion en particulier. Cela me donne beaucoup de paix, c’est une grâce. Et cela me permet d’avoir parfois d’autres réactions que les autres personnes en cas de difficulté. Mais j’ai du mal à communiquer à propos de cela.

Les changements dont je suis témoin

Les changements technologiques ont été très rapides. Au début des années 70, à Liège, la salle de télévision, dans notre immeuble de 10 étages, se trouvait au rez-de-chaussée. Le téléphone mural, à réserver auprès de la réception, se situait au premier étage. Quand internet est arrivé, je m’y suis intéressé, mais je n’ai pas vraiment réussi à prendre le train en marche. Je me sens aujourd’hui en rupture numérique.

La fin des empires coloniaux a été marquante. Cela a créé de grands bouleversements au niveau mondial et le déséquilibre est toujours là. Pendant la colonisation, il y avait au Rwanda une certaine paix coloniale. Les décolonisations ont surpris les pays, les peuples.

Les vols internationaux, en plus des télécommunications, ont changé le visage du monde et brassé les peuples. Actuellement, les GAFAM et l’intelligence artificielle permettent de nouveaux bouleversements. Le confort matériel a augmenté et rendu la vie plus simple, ce qui ne veut pas dire que nous soyons plus heureux.

Une fierté ? Un rêve ?

J’ai toujours eu ce dont je rêvais puis, quand je l’avais, un autre rêve arrivait. Enfant, j’ai rêvé d’avoir une montagne de richesse et d’argent pour pouvoir développer mon pays. Quand j’ai eu 29 ans, j’ai été riche et j’aurais pu le faire, mais j’ai été spolié et j’ai tout perdu. J’ai eu des rêves comme celui de faire la médecine et j’ai eu des occasions, mais ce n’est pas vraiment ça la vraie vie.

Dans l’histoire du monde, il y a des périodes surchargées et puis des transitions. Après la 2e guerre, il y a eu plus de cohésion, un pas en avant dans l’unité de l’humanité. J’ai le rêve d’un monde qui se connaisse un peu mieux. Je me rends compte que la recherche scientifique avance en parallèle avec la théologie. Je pense que la science va à un moment démontrer qu’il y a un monde parallèle, un autre monde qui existe… Mes pressentiments se réalisent souvent.

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