Extrait de "Nous racontons notre vie" 2024-25

Enfance

Je suis née en 1968 en Tchétchénie. J’ai grandi dans une famille recomposée de 10 enfants, une fratrie de 6 plus 4 cousins orphelins. Je suis l’avant-dernière. J’ai vécu une enfance joyeuse dans le sens où, étant nombreux, je ne me sentais jamais seule. Mais toute l’attention de mes parents était tournée vers ces 4 orphelins et je me sentais moins bien lotie, moins chérie et gâtée qu’eux.

Mes parents travaillaient beaucoup tous les deux, dans des magasins du village. Ils partaient vers 7h30 et rentraient à 19h. Pour les soulager, nous répartitions les tâches ménagères entre nous, les enfants. On s’occupait des repas, du rangement, du linge, du jardin, des soins aux animaux. Nous avions des vaches, des poulets et des moutons. Et en plus de cela, j’allais également à l’école. Je n’ai donc pas eu une enfance ordinaire, mais, malgré cela, je ne me suis jamais plaint.

À côté de la maison, il y avait un terrain de foot où tous les enfants du village jouaient du matin au soir. Ils faisaient exprès d’envoyer la balle dans la cour de ma maison avec l’espoir de me rencontrer puisque je restais à la maison. Ils voulaient attirer mon attention, mais ils ne m’intéressaient pas.

Famille

Du côté de mon papa, il y a une longue espérance de vie : mon grand-père est mort à 117 ans et ma grand-mère à 106 ans. Du côté de ma maman, l’espérance de vie a été plus courte : mon grand-père a été pris en 1938 lors de la grande répression/purge de Staline et ma grand-mère est morte à 53 ans, je l’ai connue jusqu’à mes 5 ans.

Mon papa a étudié à l’université en Sibérie, lors de sa déportation, et maman a étudié jusqu’au collège. Ils étaient tous 2 commerçants dans notre village. Mes frères et sœurs ont étudié à l’université de Moscou.

Mon papa était très doux et ma maman était stricte et sévère. Merci à elle de l’avoir été, car je pense que c’est grâce à ça que notre famille a aussi bien fonctionné.

Je me souviens que mon papa cuisinait très bien. On était dehors et on se mettait tous en rond autour de lui quand il cuisinait et mon grand frère et ma sœur jouaient de la guitare. On chantait et dansait. Les voisins venaient avec nous. On faisait ça 2-3 fois par semaine. Pour le petit-déjeuner, on se rendait visite les uns les autres. Les femmes prenaient leur tricot dans un sac pour le continuer. On ne déjeunait jamais seul chez nous, c’était un partage entre voisins et amis. C’est une tradition de vivre ces événements en communauté et pas seulement en famille. Cela me manque.

Être femme

J’ai été mariée une première fois et me suis séparée alors que j’étais enceinte de 4 mois et demi de ma fille unique, Nayla. Mes parents m’ont accueillie, ils ne m’ont pas obligée à confier ma fille à son papa, ce qui se fait traditionnellement chez nous. Ma fille et moi avons été choyées par eux. Je lui ai donné le sein pendant 3 ans.

Mon père est décédé quand Nayla a eu 3 ans. Nous avons porté le deuil pendant 1 an avant de marier un de mes frères. Moi, je me suis remariée à Murad quand Nayla a eu 8 ans.

Je ne suis pas féministe. Je suis pour défendre les femmes, mais jusqu’à une certaine limite. Par exemple, je ne trouve pas normal de voir de futures femmes médecins se souler lors de la Saint Verhaegen. Comment oser aller se faire soigner chez elles ?

Travail

Mes parents étaient commerçants dans les tapis et j’ai suivi le même parcours. En 1991, je travaillais dans un magasin et je faisais du commerce avec les Soviétiques. On importait leurs marchandises qui étaient moins couteuses. Après la chute de l’Union soviétique, nous avons acheté à Dubaï tout ce qui était électronique et électroménager en passant par l’Ouzbékistan, car c’était moins cher et qu’il n’y avait pas ou peu de taxe pour l’importation. Nous revendions ensuite ces objets à des commerçants de Tchétchénie. À ce moment, je gagnais très bien ma vie, j’avais 2 appartements. En 1994, avec l’arrivée de la guerre, j’ai arrêté de travailler. Lors des bombardements, je suis restée 18 jours dans une cave, ce qui m’a traumatisée.

Après la guerre, je me suis mariée avec Murad et suis venue en Belgique. Durant 4-5 ans j’ai suivi des thérapies pour soigner mes traumatismes, puis j’ai repris le travail, mais pas le commerce. J’ai travaillé dans une boulangerie 2 ans, après j’ai été femme de chambre dans plusieurs hôtels.

Quand Murad est parti à Istanbul pour travailler, je l’ai suivi et j’ai quitté mon travail. À notre retour en Belgique après 15 ans, j’ai songé à ouvrir un commerce, mais c’était trop risqué, entre le prêt à rembourser et la difficulté pour trouver du personnel de confiance. Depuis, je suis femme au foyer et je m’occupe de mon mari, de ma fille et de mon petit-fils.

Entre ici et là

S’il n’y avait pas eu la guerre, je n’aurais jamais pensé quitter mon pays. Au temps de l’Union soviétique, les écoles fonctionnaient bien, l’enseignement était d’un bon niveau - le niveau scolaire des écoles ici est moins bon qu’en Union soviétique autrefois. Il y avait de la discipline, les médecins étaient bien.

Une chose difficile là-bas ? On ne pouvait pas quitter le pays. Tous les pays sous gouvernance soviétique vivaient à l’intérieur de leurs frontières. La première fois que j’ai quitté le pays, c’était à 7 ans, lors d’un voyage en Jordanie. Beaucoup de Tchétchènes ont de la famille par là. J’y ai découvert la liberté, entre autres la liberté de parole, car, en Union soviétique, on devait toujours se méfier des autres. À la chute de l’empire soviétique, on a connu 3 années de grande liberté. Mais après, en 1994, il y a eu la guerre.

Je suis venue pour la première fois en Belgique en février 1998, je suis arrivée avec Murad, qui était un activiste en Tchétchénie. Nous avons fait un trajet à pied de 4 mois pour arriver ici. Nous avons traversé les pays de l’Est, souvent dans la neige. Mais nous avons choisi de rester en Belgique. Pourquoi ? Parce que c’est la capitale de l’Europe et que Murad pensait qu’il y avait plus de perspectives pour les universités et le travail.

Ma fille, qui avait alors 9 ans, est restée avec ma mère en Tchétchénie. Elle ne m’a rejointe que 2 ans après, grâce à un cousin.

À mon arrivée en Belgique, nous avons été hébergés pendant 4 mois dans un centre de la Croix-Rouge à Dinant. J’aimais bien cette ville, car cela ressemble au nord du Caucase. À mon arrivée, j’étais stressée, malade, car j’avais perdu beaucoup de biens.

Après j’ai habité dans un appartement à Schaerbeek, grâce à l’aide du CPAS. Murad suivait des cours de français et néerlandais à Uccle. C’était l’époque de l’affaire Semira Adamu, cette jeune femme étouffée par un coussin lors d’un retour forcé en avion. Cette affaire très médiatisée a amélioré la situation des réfugiés, elle a permis des régularisations et davantage d’aides au logement.

Ma mère est venue me voir en 99, mais elle n’est pas restée : elle y avait une grande maison et voulait mourir en Tchétchénie.

Après 8 années en Belgique, je suis partie en Turquie avec Murad, ma fille et mon petit-fils Mustafa. C’était en 2006. Nous y sommes restés 15 années. Pourquoi sommes-nous partis vivre là ? Car on y avait beaucoup d’amis et que la vie était moins chère qu’ici. Nous vivions dans un quartier résidentiel d’Istanbul, très sûr. Nous sommes revenus en Belgique parce qu’en 2020, il y a eu de la pandémie de Covid et la compagnie où travaillait Murad a fait faillite. De plus, l’enseignement était trop cher pour notre petit-fils, car on devait aller dans des écoles privées internationales puisqu’on était des étrangers.

En 2015, la Russie m’a permis de retourner en Tchétchénie pour voir ma maman qui était paralysée, j’y suis restée 15 jours, juste avant sa mort. Aujourd’hui, je ne voudrais pas retourner y vivre, car elle est dirigée par un tyran, un ami de Poutine. Il y a beaucoup de ressources pétrolières et de gaz. Maintenant, c’est devenu moche, la Tchétchénie a été reconstruite de façon moderne, il y a beaucoup de buildings.

Quand nous sommes arrivés en Belgique, j’ai dit à Murad : « On reste 4-5 ans et on repart », mais cela fait 26-27 ans qu’on est ici. La vie en Belgique est difficile, mais cela a de la valeur. Avant, j’étais riche de biens, maintenant, je suis riche de liberté. Murad est précieux aussi pour moi, on est mariés depuis 30 ans. Je vis pour ma famille, ma fille et mon petit-fils. J’adore la Belgique, c’est ma maison, mais mon cœur est en Tchétchénie. Je n’ai pas passé un jour sans stresser en pensant à ma famille au pays. Je suis très nostalgique. Si ton cœur n’est pas libre, ton esprit n’est pas libre.

La politique européenne doit se renforcer contre le bloc russe et celui de Trump. Même ici, il y a des espions russes, on doit continuer à se méfier. Ce qui arrive aujourd’hui en Ukraine était prévisible depuis longtemps.

Ce en quoi je crois

En 1984, sous Gorbatchev, il n’y avait pas de religions. En tout cas, pas officiellement, car elles se vivaient clandestinement. Ma mère a toujours prié Allah avec toute la maison, même s’il n’y avait pas de mosquée. À ce moment-là, les gens de différentes religions se respectaient. Il y avait beaucoup d’immigrés en Tchétchénie. Beaucoup de bébés ukrainiens ont été envoyés en Tchétchénie pour fuir la grande famine de 1928-1929, au temps de Staline. Ma grand-mère a adopté 5 bébés ukrainiens. Beaucoup de Juifs ont émigré aussi en Tchétchénie. La cohabitation se passait bien.

Je pense qu’il n’y a pas besoin de mosquée pour prier. S’il n’y a pas de mosquée, je peux aller prier dans une église. Ici, je prie à la maison, car la mosquée d’ici n’est pas ouverte aux femmes. Maintenant, en Tchétchénie, il y a beaucoup de mosquées très luxueuses, de synagogues. On a exproprié beaucoup de personnes pour les construire. Moi, je ne veux pas y aller : il y a beaucoup d’or alors que certains n’ont même pas à manger.

Je pense que la religion doit se passer dans le cœur et c’est la même chose pour toutes les religions. Le plus important, ce sont les actions. Par exemple, donner l’aumône, 10 pour cent de tes revenus. Ici, on s’invite aux fêtes religieuses. Par exemple, au ramadan, j’invite ma voisine catholique, Élisabeth, et je participe à la fête de Pâques.

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