Extrait de "Nous racontons notre vie" 2024-25

Enfance

Je suis née en 1946 dans la commune de Huy où je suis restée jusqu’à mon mariage. Je suis la 10e d’une famille de 11 enfants. De l’aîné au plus jeune, il y a quasiment une génération. Dans ma famille, il y avait une série de règles tacites, mais qui étaient respectées, par exemple, les places à table. Les plus petits du côté de maman et les plus grands du côté de papa. Je trouvais que ce n’était pas facile de se faire une place dans une si grande famille. Quand j’étais petite, j’ai réagi à ce problème-là en m’isolant. J’aimais bien jouer seule, parler seule, m’inventer des amis. Une des grandes caractéristiques de notre famille c’est que nous sommes tous de grands joueurs : il y a toujours eu des jeux de société à disposition. On se rassemblait et on s’entendait tous très bien autour de cette activité-là. Ce plaisir du jeu a d’ailleurs été transmis aux plus jeunes générations. La Saint-Nicolas était un moment très joyeux, 13 assiettes étaient placées pour que Saint-Nicolas les remplisse et chacun recevait un cadeau. C’était féérique.

Je vais vous raconter un événement marquant et douloureux. À mes 9 ans, j’ai perdu mon papa, soudainement, suite à une congestion cérébrale. Ça a été une rupture assez brutale. Ma petite sœur et moi-même avons été envoyées chez des voisins lors du passage du médecin. À notre retour, on nous a dit : « Allez dire au revoir à votre papa une dernière fois ». On a dû comprendre seules qu’il était mort vu que tout avait été dit à demi-mot.

Nous avons ensuite été confiées à notre grand-mère, qui avait eu un accident vasculaire cérébral et dont une de ses filles, qui était célibataire, s’occupait. Nous n’avons pas pu assister à l’enterrement de notre papa. J’étais dans une tristesse terrible et me sentais abandonnée. Nous avons été totalement coupées de notre famille pour vivre ce moment de deuil. Après l’enterrement de papa, nous sommes rentrées à la maison. Le lendemain, je suis allée à l’école et des copines de classe m’ont dit : « nous sommes allées à l’enterrement de ton papa et on ne t’a pas vue !". Avec le temps, j’ai réussi à dire que j’avais été fâchée de ne pas être là, ce à quoi on m’a répondu que c’était pour me protéger ainsi que ma petite sœur.

« Bonne-maman à canne »

C’était la maman de ma maman. Après la guerre, elle avait fait un AVC et était devenue hémiplégique du côté gauche, du coup, elle marchait avec une canne.
Elle avait un grand sens de l’autodérision. Je me souviens que, lors d’une fête de famille avec nos cousins et cousines, nous avions fait une ronde et « Bonne-maman à canne » s’était mise au centre de la ronde et avait tapé la mesure pendant qu’on chantait : « Elle avait une jambe de bois et pour que ça ne se voie pas, elle avait mis par en dessous des roulettes en caoutchouc ».

Elle vivait avec une de ses filles qui était célibataire. Elle avait mis au point toute une série d’astuces pour pouvoir faire encore des choses et se rendre utile. Elle avait un métier à tisser qu’on mettait sur la table et elle réalisait des écharpes. Le dimanche, elle écoutait la messe à la radio et, en même temps, elle débitait en petits morceaux les journaux de la semaine pour avoir une réserve de papier toilette pour toute la semaine.

Être femme

Je pense que le féminisme a pris chez moi de la place à mon insu. Quand j’étais toute petite, il y avait des différences faites entre filles et garçons à la maison. Nous étions 8 filles et 3 garçons. Les filles étaient appréciées pour ce qu’elles faisaient et les garçons pour ce qu’ils étaient. Rien n’était imposé par mes parents aux garçons, c’était naturel, automatique. Je n’ai jamais vu mes frères laver la vaisselle, étendre le linge, faire la lessive ou la cuisine. Avec du recul, je me rends compte que les garçons étaient comme des coqs en pâte. Il a fallu que je quitte la maison pour me rendre compte de ça.

L’année où je suis sortie de l’école secondaire, il y avait moyen de faire des études d’institutrice en 1 an. Ma mère était désireuse que je suive ce parcours, car elle avait envie de nous voir acquérir un diplôme pour avoir une indépendance rapidement. Moi, je voulais étudier la psychologie. J’ai dû faire un compromis et j’ai étudié la logopédie, car ces études duraient 1 an de moins. Un de mes frères, lui, a pu commencer des études universitaires. Il ne les a pas terminées, il a préféré se mettre à travailler.

J’ai appris les choses de l’amour par la débrouille, les chansons de Georges Brassens et par la lecture de livres et magazines. Une de mes sœurs m’a expliqué ce qu’étaient les menstruations, avec beaucoup de pudeur et une volonté de garder notre intimité. Malgré la grande famille dans laquelle je vivais, je n’ai pas été beaucoup aidée dans mes questionnements. Je crois que la proximité permanente entre frères et sœurs impliquait également une certaine distance pour se protéger.

À l’époque, fille et garçons étudiaient dans des écoles séparées. De plus nous étions séparés par la Meuse et chacun sur une rive différente. Le moyen de nous rencontrer entre filles et garçons, c’étaient les activités religieuses et les mouvements de jeunesse, des lieux où il y avait des bases communes de valeurs partagées.

Après mon mariage, j’ai participé avec mon conjoint à des réunions de préparation au mariage, en tant qu’animatrice, avec 3 autres couples. Lors d’une de ces réunions, un des préparateurs qui était psychologue a dit aux femmes présentes : « Soyez femmes ! ». Là, je me suis dit : « Qu’est-ce que je dois faire ? Qu’est-ce qu’il veut dire par là ? ». À un moment donné, j’ai vu sa femme, qui était la fille d’un bijoutier très en vue dans la ville. Elle était comme un sapin de Noël : elle était très apprêtée, elle avait des boucles d’oreille, des bagues, une montre en or et était permanentée. Sur le moment, je me suis dit : « Ah voilà, c’est ça être femme ! ». Et c’est longtemps après, en y repensant, que je me suis dit : « C’est incroyable, car à ce moment-là, j’étais enceinte de 8 mois, alors si on ne voyait pas que j’étais une femme !!! ».

Mon mari s’est retrouvé dans une situation plus au moins similaire. Il était l’ainé de 6 enfants et était formaté pour être responsable. Il a eu aussi besoin de prendre de la distance. Après notre mariage, nous avons mis une distance de 60 km entre nous et nos familles. Nous avons essayé de ne pas éduquer nos enfants de la même façon que nous avions été éduqués.

Ce en quoi je crois

Je suis née dans une famille catholique. Je me souviens des rituels. Par exemple, le matin, mon père faisait une croix à l’arrière du pain pour le bénir. On faisait un signe de croix avant de manger. Dans chaque chambre, il y avait un petit bénitier et, chaque fois qu’on entrait dans la pièce, on faisait le signe de croix. Ce que j’ai retenu de la religion ? C’est un code de conduite. Mais je n’ai jamais vraiment senti la foi. Je n’ai pas vraiment réussi à rentrer dedans.

Nous allions parfois à la confession le samedi après-midi - j’en garde un souvenir de honte - et à la messe tous les dimanches. Après celle-ci, on déjeunait avec des petits pains et du boudin blanc. Je suis allée à l’école catholique. On faisait la prière tous les matins. On avait cours de religion tous les jours. Et les points valaient autant que les autres matières.

En me mariant, j’ai pris mes distances par rapport à cela, mais j’ai gardé le souci d’une vie spirituelle. Par exemple, à travers des méditations ou par l’écoute d’émissions religieuses à la radio. Les valeurs sociales qui m’animent sont la justice, la fiabilité, l’engagement, la confiance, le respect de l’autre. Ce sont des valeurs transmises par la religion catholique et je les transmets à mon tour. Je suis contente, car mes enfants ne sont pas tombés dans le consumérisme, le matérialisme. Une phrase importante pour moi, c’est « Trouve ton étoile et suis-la ! ». Mon étoile à moi, c’est une force vive toujours présente, un désir de grandir. Je crois à quelque chose qui nous dépasse et qui justifie que l’on soit là.

Les changements dont je suis témoin

J’ai été conçue à la fin de la guerre 45. Notre institutrice nous appelait « les enfants de la guerre », elle nous trouvait turbulents. J’ai grandi dans une famille catholique conformiste, il y avait beaucoup de non-dit, de tabous : sur les athées, sur les autres religions. Cela ne m’aidait pas à grandir en confiance ni à développer ma curiosité.

Je suis enfin née au monde quand j’ai commencé mes études supérieures à Bruxelles. La fin des années 60 m’a ouverte à l’art, la politique, le féminisme. C’était l’époque des premiers pas sur la lune, des débuts de l’écologie, de Maurice Béjart, du « Walen buiten », de la pilule et, plus tard, de la dépénalisation de l’avortement. Je me suis mariée en surfant sur cette vague pleine de liberté, de projets, d’envie de créer un autre monde : par exemple, en rêvant d’une autre école pour nos enfants. Une nouvelle littérature jeunesse se développait.

On cherche à se réaliser avec ces nouvelles valeurs, mais des catastrophes nous secouent et nous obligent à ajuster nos rêves. L’indépendance du Congo, en 1960, nous a fait ouvrir les yeux sur les méfaits de la colonisation : avant celle-ci, nous admirions les coloniaux de notre famille. L’accident de Tchernobyl, en 86, a amené la pollution à notre porte. Heureusement, la chute du mur de Berlin a apporté une belle respiration en 1989. L’affaire Dutroux, en 1996, a questionné nos attitudes de parents, nous a culpabilisés : nous devions mieux protéger nos enfants, mais, en fait, nous les avons emprisonnés dans nos peurs. Deux autres événements tragiques m’ont également marquée : le génocide du Rwanda en 1994 et une explosion de gaz à Theux, où j’habitais, détruisant le centre-ville.

La plus belle invention pour moi ? La lessiveuse automatique ! Beaucoup d’inventions sont belles, mais on les pervertit rapidement. Par exemple, le smartphone qui, aujourd’hui, nous coupe de la communication ici et maintenant.

Une fierté

Je suis fière d’avoir choisi un nouveau nouveau projet de vie à 75 ans en intégrant un habitat groupé participatif pour seniors, loin de chez moi. J’ai déménagé de Theux où j’avais vécu 50 ans, je suis partie de rien et j’ai dû recréer un réseau social et culturel. N’est-ce pas la première fois que j’ai vraiment décidé toute seule ?

À Theux, pendant 50 ans, j’ai toujours été dans un milieu assez fermé, avec des personnes qui se ressemblent. Dans cette commune, le bourgmestre préférait donner de l’argent à la ville de Verviers que de construire des logements sociaux. Quand il y avait un étranger sur une des photos de classe de mes enfants, c’était un enfant adopté ! Rencontrer des personnes « étrangères », avec Âges et Transmissions, m’aide à visualiser autrement ces personnes, à leur donner une épaisseur.

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