Texte écrit dans le cadre de "Nous écrivons notre vie" 2023-25
Je me souviens de mon grand-père penché au-dessus d’une bassine ronde en acier émaillé blanc avec un liseré bleu. Il a retiré sa chemise et gardé son singlet. Il nettoie son visage et ses bras avec vigueur. Il insiste particulièrement derrière les oreilles et sur la nuque comme si la poussière de charbon s’était incrustée à jamais dans les plis de sa peau. Ensuite il enfile un marcel immaculé. Ma grand-mère déplace la bassine et dresse la table pour le repas du soir.
Récemment et à ma demande, ma mère m’a raconté …
Le jour du bain dans la maison familiale à Hannut, on prenait la grande bassine ovale en acier galvanisé rangée dans la remise. Mes parents la hissaient sur l’imposant poêle à charbon en fonte, également utilisé pour se chauffer et cuisiner. Une fois l’eau bien chaude, ils s’emparaient de la bassine et la posaient sur le carrelage de la cuisine. En position assise, un adulte pouvait y étendre les jambes. Mes parents quittaient la pièce quand je suis devenue adolescente. Pour me rincer les cheveux, j’utilisais une cruche.
Je me rappelle …
Vers l’âge de quatre ans, je quitte Hannut et mes grands-parents qui m’ont élevée pour vivre avec mes parents et mon petit frère à Bruxelles, rue de la Ferme. Cette perspective m’excite.
Là aussi, on se lave dans des bassines. La plus grande se trouve dans la cave où il fait bien chaud, grâce au radiateur en fonte. La bassine se remplit avec l’eau qui s’écoule, à bonne température, par le tuyau de la corpulente machine à laver. Astucieux, mes parents !
Un jour, faute de les trouver dans l’une des trois pièces du petit rez-de-chaussée, mon frère et moi osons descendre l’escalier qui mène à la cave. Nous les entendons converser joyeusement de l’autre côté de la porte. Je pose un doigt sur mes lèvres en regardant mon frère qui comprend le message. Puis, je colle un œil au trou de la serrure. Je vois mon père qui lave délicatement le dos de ma mère avec une éponge. C’est un moment suspendu, tout en douceur. Mon frère trépigne, je finis par lui céder la place. Pour les enfants que nous sommes, ce spectacle signifie que nos parents sont amoureux et nous sourions. Cela restera notre secret.
Aujourd’hui, cette image précieuse se pare de sensualité, comme le dos - violoncelle de la muse de Man Ray.
En 1966, nous déménageons rue de la Commune, toujours sur le territoire de Saint-Josse-Ten-Noode, à quelques minutes à pied de l’ancienne adresse. L’appartement situé au deuxième étage comporte une cuisine, un séjour, deux chambres, une salle de bain, un wc et un débarras. Nos déplacements y sont plus fluides. Une petite terrasse donne sur un arrière d’immeubles. Pas le moindre brin d’herbe dans le paysage. Le jardinet qui ouvre sur une vue dégagée et la balançoire de la rue de La Ferme me manquent.
J’ai huit ans et c’est la première fois que je procède à ma toilette dans une salle de bain. Mes parents aussi étrennent leur première salle de bains. Le samedi, mon frère et moi prenons notre bain ensemble dans la baignoire. La remplir prend un temps considérable. Il est possible de s’y immerger complètement. Quand nous pétons, des bulles remontent à la surface et nous rions. Malgré les yeux fermés, le shampoing pique aux yeux. J’aimerais que ma mère soit plus douce quand elle lave et démêle mes cheveux. Elle semble aveugle à mes grimaces, pressée d’en finir aussi.
Les disputes entre nos parents se multiplient. L’école est mon havre de paix. Notre mère entame une procédure de divorce. Elle veut et obtiendra qu’il soit prononcé aux torts exclusifs du mari. Situation rare à l’époque.
Dès mes cinq ans, la sœur aînée de ma grand-mère et son mari m’accueillent dans leur maison à Hannut pendant les vacances. Mon frère séjourne chez les grands-parents.
Je les connais à peine. On ne m’a pas demandé mon avis.
Je ressens peu d’amour entre eux et peu de place pour ma grand-tante. Ils font chambre à part et je partage un lit avec elle. Je n’apprécie pas cette situation. Comme il n’y a pas de chambre pour moi, je me résigne.
Elle est femme au foyer.
Plus tard, j’apprendrai qu’ils ont perdu leur fils unique en bas âge.
Lui m’apprend à jouer aux cartes, au cerf-volant, à rouler à vélo … Nous devenons complices et il y a beaucoup d’affection entre nous. Avec ma grand-tante, la relation reste distante.
Dans cette demeure qui appartenait aux parents du grand-oncle, pas de salle de bain.
Le couple reste dans la cuisine pendant que je me lave.
Quand mes seins commencent à pousser, leur présence me devient insupportable. Pourquoi font-ils la sourde oreille à mes demandes répétées ? Pourquoi n’ont-ils pas la délicatesse de quitter la pièce ? Je ressens un malaise chez ma grand-tante. Je pique des colères et enfin mon besoin d’intimité est respecté.
Un matin, le grand-oncle m’éveillera et m’agressera sexuellement.
Je me confierai à mes grands-parents. Ma grand-mère dissuadera mon grand-père de cogner l’ogre, pour préserver la relation avec sa sœur.
Je devrai me débrouiller seule face à l’ogre.
Après avoir traversé une effrayante expérience de dissociation, l’énergie de la colère me sauvera de l’escalade. Je parviendrai à maintenir l’ogre à distance de mon corps, à jamais.
À 18 ans, j’entamerai des études en sciences psychologiques et de l’éducation.
À l’issue d’une dépression, j’entamerai un travail thérapeutique qui s’inscrira dans la durée. Le taiji contribuera aussi à renforcer ma capacité à rebondir, ma paix et ma liberté intérieures.
Que serait devenue la famille si mon grand-père avait frappé l’ogre ? Quelle aurait été ma place déjà inconfortable dans la famille ? Quel aurait été mon chemin ? Pourquoi ma grand-tante n’est-elle pas intervenue (je ne peux concevoir qu’elle n’ait rien perçu) ? Quelle forme de réparation aurait pu adoucir ma souffrance ?
En décembre 2024, le Centre d’Expertise et de Ressources pour l’Enfance (CERE asbl) a organisé un colloque sur La prévention de l’inceste et des violences sexuelles envers les enfants et les adolescent.es.
Il FAUT en faire une question collective, accorder les moyens nécessaires pour la prévention et l’accompagnement des personnes.
Je revendique aussi d’introduire des cours de self défense dans les écoles. L’asbl Garance a une réelle expertise en la matière.
Et, que dans les lieux d’éducation, filles et garçons apprennent à nouer des relations respectueuses, égalitaires, solidaires, harmonieuses, pleines d’amitié.
Écrire sur ce traumatisme à la fois me nettoie et en active le souvenir. Ce n’est pas simple.
Je ferme les yeux. Mes mains posées sur mon ventre, j’inspire, j’expire, profondément.
Des images de Drôme me viennent. Je me trouve dans l’ancien corps de ferme restauré par des amis et m’installe dans ma chambre préférée : La lune du berger. La fenêtre de la petite salle de bain attenante ouvre sur le patio avec sa longue table accueillante, éclaboussée de soleil. Dans la douche à l’italienne aux murs enduits au tadelakt, je m’abandonne au maternage de l’eau.