Sans la reconnaissance humaine de la folie, c’est l’homme même qui disparaît.
François Tosquelles

4 mars 1974, nous ouvrons la Ferme du Soleil… Au flanc d’une colline du Pays de Herve, la maison est là, prête pour accueillir les dix premiers enfants âgés de 3 à 14 ans. René, Bertrand, Julie, Jean,… je les revois en ce premier jour tout aussi inquiets que leurs parents et nous… L’inconnu, une première séparation, de nouvelles rencontres, la mise en œuvre de nos choix thérapeutiques… Notre projet de psychothérapie institutionnelle va vivre et nous allons découvrir, dans le quotidien, l’alchimie d’un groupe qui se constitue… L’équipe de base s’est élargie et nous sommes neuf à commencer le travail. Le projet, devenu réalité, existe depuis 40 ans et les évolutions (création d’un centre de jour et d’un centre de thérapie familiale) n’en ont pas modifié les fondamentaux ni dans le travail avec les enfants et les familles, ni dans l’organisation des prises de décisions.

Cela fait quatre ans qu’Etienne et moi en avons rêvé. Les travaux de Bruno Bettelheim nous ont orientés ainsi que les travaux de l’antipsychiatrie et de la psychothérapie institutionnelle… Quel plaisir de lire les travaux de Tosquelles, Laing, Oury et bien d’autres… d’échanger jusqu’à pas d’heures… de construire ensemble une institution que nous voulons « révolutionnaire ».
Avant d’étudier la psychologie à l’UCL, j’avais fait une première année à l’Ecole d’Educateurs spécialisés de Liège. Elle s’était ouverte en 1958 et développait, déjà à l’époque, des pratiques d’apprentissage centrées sur le travail de groupe et sur la personne de l’apprenant. Dès la fin de la licence, j’y avais été engagée, malgré mon jeune âge, comme formatrice. Je travaillais aussi au Centre d’aide éducative qui avait ouvert une petite unité de jour pour des enfants autistes et psychotiques. C’est là que j’ai fait, tout en m’engageant dans une psychanalyse, mes premières expériences de psychothérapeute d’enfants. Je vivais dans un climat de liberté de penser, d’innover, de transformer les modes d’action avec les personnes en souffrance.

Nous avons constitué l’association avec deux collègues de l’école. Nous étions jeunes, j’avais 28 ans, Etienne Dessoy 30, Sylvie Goffin 26 et Michel Thiteux 24. Nous n’avions rien, pas un centime, mais nous avions l’intime conviction que nous pouvions développer un projet qui serait autogéré, où les décisions seraient prises par les travailleurs, par les personnes engagées dans le travail, où chaque personne, quelle que soit sa fonction, médecin, éducateur, cuisinière, personnel d’entretien, aurait le même pouvoir dans les décisions de gestion. Notre projet se voulait thérapeutique mais aussi politique. Pendant mes études à Louvain, j’ai fait du syndicalisme étudiant et je participais avec d’autres à un mouvement de gauche. C’était l’époque des jeans et des pulls noirs, de Sartre, Marx, Marcuse et bien sûr, en tant que psychologue, de Freud. C’était le temps de longues soirées où le thé et le vin arrosaient nos échanges, où Ferré, Brassens, Brel, Anne Sylvestre, Barbara, résonnaient dans nos nuits.

Nous voulons construire un lieu où tout sera centré sur un cadre de vie où les enfants et les adultes seront à l’écoute les uns des autres, où les adultes prendront le temps de comprendre chacun et où les règles seront centrées sur l’espace et le temps et non sur des règlements, très souvent abscons… Les enfants seront libres d’aller et venir… pas de portes fermées si ce n’est pour les personnes extérieures, les repas seront certes à heure fixe mais si un enfant ne mange pas, la cuisine avec son frigo sera toujours ouverte, des ateliers seront organisés mais si un enfant n’arrive pas à y être, un adulte sera à proximité, un lieu où les symptômes ne seront pas sanctionnés mais où nous essayerons de donner du sens et de mettre en place des relations « soignantes ». Un psychiatre liégeois à qui j’expliquais le projet m’a dit « Mais c’est la psychiatrie de l’an 2000 que vous voulez ! Vous verrez, il ne faudra pas un mois pour que vous fermiez les portes ». Quarante ans ont passé et les portes sont toujours ouvertes…

Pendant trois ans, nous avons cherché un lieu dans la région liégeoise : vieille ferme à rénover, château à l’abandon vendu, à l’époque, pour une bouchée de pain… Mais nos moyens financiers n’étaient pas suffisants… L’oncle de Sylvie, qui avait une petite ferme à Soumagne, a accepté de nous la vendre « pas cher », ma mère a mis un bien en hypothèque et j’ai fait un crédit… Notre force de conviction soulevait des montagnes… Un architecte, Louis Leroy, a accepté de nous suivre dans nos rêves. Il a lu, visité avec nous des institutions en Hollande et en Belgique, discuté des plans pendant des heures et pourtant nous n’avions que notre enthousiasme et notre volonté comme pour toute ressource.

Trouver les fonds, une part importante de l’aventure… Au départ, une collecte au Standard nous a donné les moyens d’imprimer des autocollants, un grand soleil dessiné par Sylvie : 20 francs (0,50 euro) multiplié par… Nous avions besoin de 4 millions (125.000 euros)… pour construire l’internat, rénover partiellement la vieille ferme et assurer un an de fonctionnement. Une famille qui souhaitait que nous accueillions leur fils, effrayée par nos petits moyens, nous a mis en contact avec le directeur du journal « la Meuse » et une grande vente de « soleil » nous a permis de réunir près de la moitié de la somme… Pendant 4 ans, nous avons vendu des crêpes et des brochettes aux 24 heures de Francorchamps, participé à des foires où nous vendions des aquarelles peintes par Sylvie, où des artistes vendaient des œuvres et nous versaient les bénéfices… Autour de notre groupe, un réseau d’amis s’était constitué et l’impossible était devenu réalité. Je n’ai pas de mots pour évoquer tous les petits gestes, les heures de partage, de fatigue, les angoisses, les moments hilarants vécus dans cette recherche d’argent : notre camionnette bleue défilant avec la caravane publicitaire du circuit car nous étions arrivés, après sa fermeture, avec toute la viande … une vente d’autocollants, dans un Rotary, où, après notre passage, une dame au décolleté plongeant nous a pris le panier des mains et est passée à nouveau entre les tables… Elle en a vendu le double…

Nous avons « tout » fait… Je me souviens du premier chantier international des compagnons bâtisseurs où Sylvie et moi avons dû, de manière imprévue, faire face à l’organisation du chantier et aux travaux de rénovation de la vieille ferme : installer l’eau, organiser les démolitions, trouver une bétonnière, faire du ciment, monter des murs tout en veillant à l’intendance et à l’animation… Heureusement mon père surveillait les travaux et calculait les « poutres de béton »… Que de fatigue mais aussi que de rires… Plus tard, Etienne et Michel réaliseront les châssis de fenêtres, les meubles des chambres, la structure du salon en copiant des modèles de Roche et Bobois. Sylvie et moi, nous étions mandatées pour aller à Liège, prendre les dimensions avec nos mains, nos bras… A la machine à coudre, nous avons piqué les coussins, les tentures… J’ai appris à maçonner, plafonner, à utiliser les ciseaux à bois,… J’ai découvert le plaisir du travail manuel, plaisir qui ne m’a jamais quittée. Pendant 4 ans nous avons vécu tous nos loisirs à faire vivre le projet.

Dans le même temps, nous devions présenter le dossier à la Santé Publique, obtenir les subsides à la création et les garanties que notre projet serait pris en charge au niveau du fonctionnement. L’accueil avait été très positif, la Santé Publique a accepté de subventionner la construction à concurrence de 40% et nous promettait un changement des normes d’encadrement à la mesure de notre projet. L’époque mettait en cause les grosses structures institutionnelles. La psychiatrie de l’enfant et la prise en charge des personnes en souffrance affective s’orientaient vers de nouvelles formes. Les petites structures voyaient le jour et étaient privilégiées dans les options politiques. C’était une époque de foisonnement d’idées, de recherche d’alternatives… Les expériences nouvelles étaient bienvenues et encouragées. Cependant, après quelques mois de fonctionnement, nous devrons mener un nouveau combat car les normes d’encadrement annoncées seront revues à la baisse… Avec d’autres petites institutions et avec le soutien de parents, nous nous engagerons dans un conflit avec le ministère de la Santé Publique et après deux mois de luttes nous obtiendrons gain de cause par le passage à l’Institut National d’Assurance Maladie et Invalidité (INAMI) et l’intervention des mutuelles. C’était cela ou la fin du projet. Pour l’équipe, il était hors de question de travailler dans les conditions d’encadrement proposées. Ce fut un moment intense où le fait d’être en autogestion nous a donné une force inestimable dans les négociations. Nous avons décidé de nous donner un préavis et de continuer de travailler comme bénévoles tout en étant au chômage… Ce fut un argument de poids !

C’était une époque de transformation des mentalités… J’y ai vécu des moments intenses tant au niveau professionnel qu’affectif. J’y ai découvert la puissance du travail en équipe et l’obligation interne de la formation permanente avec ce qu’elle comporte d’analyse et de réflexion sur ce que « je » mets en œuvre dans les relations à l’autre. Encore aujourd’hui, cela me paraît indispensable pour travailler avec des personnes en difficultés et pour cheminer dans notre société.

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