Dans les années 70, en France et en Belgique, e.a., tout un courant de la gauche fait de l’autogestion un thème de prédilection. Des expériences se mettent en place.

En 1975, après trois semaines de grève pour obtenir de meilleures conditions de travail, 42 ouvrières de l’entreprise Anic (qui gère le nettoyage des bâtiments de l’Université) décident de « liquider leur patron ». Elles lui enverront une vraie lettre de licenciement et géreront elles-mêmes leur entreprise.
Soutenues par le syndicat de la CSC, par les délégués syndicaux de l’Université et des étudiant(e)s, essentiellement de l’Institut Cardyn, les travailleuses font pression sur le Conseil d’administration de l’UCL pour obtenir le contrat de nettoyage. Le 10 mars 1975, elles se constituent en association sans but lucratif, appelée dans l’enthousiasme général « Le Balai Libéré ». Elles engagent en outre des laveurs de vitres et deux animatrices pour la gestion administrative du personnel et la coordination du travail entre les équipes.

Je n’étais pas présente au début de cette lutte, de ce combat. Je dis bien combat car beaucoup étaient sceptiques sur les chances de réussite de cette aventure ! Et les maris des travailleuses n’étaient pas les derniers : « Des femmes, vous vous imaginez et des nettoyeuses de surcroît ! ». J’ai rejoint l’aventure en 1977.

Après 13 ans au Brésil, je cherchais un travail « alternatif » et l’on me proposa de remplacer les deux premières animatrices qui souhaitaient exercer leur profession.
Elles étaient entrées au Balai Libéré directement après leurs études de régendat et pensaient qu’il était temps pour elles de s’engager dans l’enseignement de peur de perdre les acquis de leurs études. C’est avec une joie, mêlée de crainte, que j’ai accepté. Cinquante travailleuses étaient au boulot, l’Université était encore un immense chantier et de nouveaux bâtiments sortaient de terre de mois en mois. Il fallait trouver mes repères et organiser le travail. Parfois, je nettoyais avec les travailleuses, surtout lorsqu’il y avait des malades à remplacer. Le travail de nettoyage, une journée durant, ce n’est pas rien : le dos trinque ; il faut trouver les meilleures façons de se tenir ; il faut laver les immenses tableaux des auditoires, en vitesse, sur le temps de midi ; on le sent dans les bras, les épaules…

J’aimais ce travail d’administration, d’animation et de formation. Dans mon rôle, je devais former des nettoyeuses à l’administration, aux formalités d’embauche, aux procédures en cas d’accident, de maladie, etc. Au Balai Libéré, il ne s’agissait pas de garder le pouvoir dans les mains d’une seule personne mais d’initier toute travailleuse qui le souhaitait à la législation sociale, aux formalités administratives… et de l’inviter à prendre des initiatives nouvelles. Il s’agissait non seulement de plonger dans les seaux mais aussi d’inventer car nous n’avions pas vraiment de modèle pour vivre l’autogestion.

Prendre en commun les décisions nécessite de faire circuler les informations et d’animer les réunions. Chaque lundi matin, le « comité de gestion » composé d’un membre de chaque équipe se réunissait. Ensemble, nous traitions des questions, des problèmes et nous prenions les décisions nécessaires. Qui engager pour les nouveaux bâtiments ouverts, comment remplacer les malades mais aussi régler les réclamations venant de l’université, etc.

Dans les « assemblées générales » périodiques, nous débattions de questions internes, nous mettions au courant de problèmes plus larges qui intéressaient les travailleuses. Des réunions de formation étaient organisées sur le site ou au syndicat. Nous participions à des manifestations qui impliquaient tous les travailleurs. Une fois l’an, nous partions aussi en excursion avec la moitié du groupe, l’autre groupe restait au travail sur le site. Je ne m’ennuyais pas un instant, les activités étaient très variées.

Un moment crucial de l’année était la rencontre avec l’Université pour établir le budget de l’année suivante. Dès le départ, les dirigeants syndicaux avaient pour projet d’arriver à une égalité des salaires entre les nettoyeuses et les laveurs de vitres. L’écart était assez important, on était loin de l’égalité hommes/femmes. Le passage à l’autogestion supprimait « les gros salaires » et la rétribution d’actionnaires. Cela permettait d’augmenter le salaire féminin, d’investir dans du nouveau matériel tout en restant concurrentiel par rapport à d’autres firmes de nettoyage. Mais l’exercice annuel du budget était difficile, l’université nous reprochant même l’organisation des journées de formation pour le personnel…

Lors du dixième anniversaire, nous avons fait un bilan sur les questions de la solidarité, du fonctionnement et de l’emploi.

Au Balai Libéré, les gestes d’entraide entre les membres d’une même équipe, les coups de main d’une équipe à l’autre étaient nombreux. Cela n’allait pas toujours de soi : « On voit son petit horizon et pas le collectif Balai… ». Ces gestes étaient concrets et changeaient le train-train quotidien du nettoyage : l’aide à des femmes n’ayant pas accès à la sécurité sociale, l’acceptation de personnes d’autres nationalités, la formation d’une jeune handicapée… Après 10 ans, les travailleuses ont souligné l’importance de pouvoir partager leurs joies et leurs difficultés : séparations difficiles, démêlés avec les organismes de crédit, perte du travail du mari suite aux fermetures de British Leyland, Henricot, Van Hoegarden…. « Si je n’avais pas eu l’équipe, je ne sais pas ce que je serais devenue… ». Mais bien sûr l’expression, la communication pouvaient encore être améliorées. « Parfois on n’est pas très clair entre nous. On ne se dit pas tout… A certains moments il y a un manque d’écoute, un manque de confiance… Trop de cancans, des peurs, des réactions de défense, … »

Quant au fonctionnement du Balai, le bilan a mis en évidence la question du pouvoir, des mandats. Quelles sont les tâches des organisatrices du travail (instaurées lorsque le site est devenu plus étendu), du comité de gestion, du bureau, de l’assemblée générale ? L’autogestion pose des questions de fond sur les relations entre l’individuel -« Je suis libre et personne n’a rien à me dire ! »- et l’intérêt général, la volonté de survie du groupe, du maintien du revenu et du travail bien fait. Cela peut être l’anarchie ou l’exercice d’un pouvoir qui est au service de tous et dont on doit rendre compte au groupe. Il n’est pas toujours aisé d’exercer un mandat, cela s’apprend. Parfois le bureau a dû prendre des responsabilités, par ex. lorsqu’il fallait donner un avertissement ou même, mais rarement, lors d’un licenciement.

Le comité de gestion avait parfois peur d’assumer de telles décisions. Le Balai a permis à beaucoup de prendre des responsabilités : de deux ans en deux ans, des équipes successives se sont relayées pour organiser le travail, trois nettoyeuses se sont formées à la gestion administrative et comptable, d’autres ont pris en charge l’accueil des nouvelles, des journalistes, des étudiants… D’autres se sont engagées dans la délégation syndicale – à la fin nous étions près d’une centaine – dans le comité de sécurité et d’hygiène. Beaucoup ont appris à s’exprimer en public, dans de petites équipes et dans l’assemblée générale. Ce fut l’apprentissage de la confiance en soi, la découverte de ses talents, l’exercice d’une autonomie partagée.

Le Balai a permis d’améliorer les conditions de travail, le travail à temps plein a toujours été privilégié, sans horaire décalé, avec des horaires de départ souples en fonction des moyens de transport et des nécessités du travail. Les salaires des femmes ont augmenté par rapport à la convention collective, les laveurs de vitres sont eux restés au barème légal qui était au départ plus élevé que celui des nettoyeuses. Le salaire du personnel administratif était identique à celui des nettoyeuses. Les critères d’embauche ont toujours été largement discutés : fallait-il donner priorité aux personnes qui vivaient des problèmes personnels ou suivre simplement la liste des inscriptions ? Parfois le cœur penchait vers l’entraide mais les répercussions sur le travail étaient difficiles à vivre. A certains moments, il fallait faire des remarques à celles ou ceux qui abusaient… Que de discussions épiques avec le syndicat !

L’aventure a duré plus de 12 ans et, en exigeant un appel d’offre public, l’Université a mis fin à l’expérience. L’Université avait divisé le site en plusieurs secteurs. Les grandes entreprises privées ont soumissionné très bas dans un secteur et nettement plus haut dans d’autres pour avoir une chance de mettre un pied dans l’endroit. Nous étions perdantes dans l’un ou l’autre secteur, mais si on regardait le prix de l’ensemble, nous étions les moins chers. Malheureusement, ce prix total n’avait pas été prévu dans le cahier des charges. L’Université a alors décidé de faire un deuxième appel d’offres. Comme les firmes connaissaient nos prix, une a présenté un prix extrêmement bas et nous avons perdu notre chantier de travail. Une partie du personnel qui le souhaitait a été reprise par la nouvelle entreprise.

Je reste en admiration devant le défi que ces travailleuses et ouvriers ont relevé. Personne n’était réellement préparé à une telle aventure. Je reste émerveillée par la capacité de beaucoup à prendre la parole dans des assemblées, par l’entraide qui a été apportée à certaines qui vivaient de grandes difficultés familiales, par l’apprentissage à la gestion que plusieurs ont acquis « sur le tas ». Bref, une multitude de possibilités que j’ai découvertes chez des personnes qui n’avaient pas fait beaucoup d’études, mais qui avaient un sens soit de l’organisation, de la justice, soit des qualités de cœur et d’ouverture.

Tampon entre les exigences de l’Université et les nettoyeuses, ma situation n’était parfois pas facile non plus. Mais je le dis avec conviction, le Balai Libéré fut une aventure formidable, une œuvre collective qui a marqué l’histoire du monde du travail.

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