Petit homme aux cheveux sombres et crépus, Eduard que tout le monde appelait Wartje, était entrepeneur-maçon. Père de six fils et de deux filles, il n’était pas riche, mais il avait transmis à ses enfants deux vertus très importantes : le courage et l’amour du travail bien fait. On disait en Flandres " être courageux comme un Plancke". Wartje Plancke et ses six fils étaient connus partout pour leur étonnant courage. Ils n’avaient peur de rien. Ils auraient été honteux d’avoir peur. Ils acceptaient donc les travaux qui faisaient peur aux autres. Certes, ils construisaient à la perfection de jolies maisons mais en plus, ils érigeaient les hautes cheminées des usines et ils en étaient très fiers.
En ce temps-là, le choix du métier des garçons n’était pas un problème. Tout naturellement et sans se poser de questions, ils apprenaient le métier de leur père. Mon papa Juliaan et ses cinq frères allèrent à l’école jusqu’à l’âge de dix ans. Avoir dix ans, c’était être grand, commencer le travail et gagner son pain.

La maison de Wartje et de Julia avait une salle au rez-de-chaussée. C’est là que l’on vivait. En haut c’était le grenier sous le toit, c’est à dire le dortoir des enfants. Il n’y avait pas de plafonnage, on dormait sous les tuiles. Les hivers étaient rudes en Flandres et rien ne faisait obstacle au vent dans ce plat pays. Mon papa et ses cinq frères sentaient souffler sur leurs lits, un vent glacial qui passait entre les tuiles et les faisait cliqueter de mille bruits. Le matin au réveil, Wartje et ses garçons remplissaient à la pompe chacun un seau d’eau qu’ils portaient au jardin et se lavaient en plein air, torse nu, été comme hiver. On aimait bien avoir très froid, on avait d’autant plus de plaisir à rentrer et à jouir de la bonne chaleur de la salle commune. On était sûr que se laver ainsi à l’extérieur et à l’eau froide rendait plus fort.

Wartje et ses fils, comme la plupart des gens de cette époque, marchaient en sabots. Les sabots de mon papa Juliaan étaient si usés qu’il s’était formé sous les doigts de pied, un trou tout rond. Mais Juliaan ne le disait à personne, c’était son secret et il ne voulait surtout pas de sabots neufs. Voici pourquoi. Tous les gamins de l’époque jouaient aux billes. Mais Juliaan n’avait pas d’argent pour en acheter. Avec d’autres petits spectateurs curieux, il se contentait de regarder les jeux de ses copains. Lorsqu’une bille roulait de son coté, Juliaan s’empressait de mettre son sabot troué sur celle-ci. Prestement avec ses doigts de pied il saisissait la bille qui disparaissait ainsi dans son sabot. Les joueurs de billes cherchaient en vain sans comprendre où avait bien pu rouler leur bille perdue. Mon papa Juliaan se fit ainsi la plus grande collection de billes des Flandres.

En classe Juliaan n’était pas un bon élève. Il n’aimait pas du tout les études. Il était toujours dans les derniers. Une seule fois pourtant il parvint a être le deuxième de la classe. C’est parce que ce trimestre-là, il avait partagé le banc du premier de classe. Et il avait tout copié. Mais il aimait et respectait son instituteur et, après la classe, il aidait celui-ci au jardinage et allait faire les courses pour son épouse. A dix ans, papa devint aide-maçon et apprit le dur métier en véhiculant une lourde brouette de briques et en portant des seaux de mortier. A ce régime papa devint très fort et se fit des muscles formidables.
Un jour mon grand-père Wartje tomba d’une cheminée d’usine qu’il était en train de construire. Etendu sur le sol, il avait perdu connaissance. Avertie, ma grand-mère Julia accourut affolée sur les lieux du drame, sans même avoir pris le temps d’enlever son tablier de cuisine et tenant son essuie de vaisselle dans ses mains crispées. Elle hurla et se lamenta à tel point que Wartje se réveilla. Il se mit debout et se remit immédiatement au travail. Tous se récrièrent et lui donnèrent le conseil de prendre du repos. " Je n’ai rien du tout et j’ai déjà perdu trop de temps " répondit mon grand-père.

Eduard Plancke était un homme terrible, en voici la preuve. Dans les Flandres de cette époque, il y avait peu de distractions. Mais il y en avait d’horribles. Les combats de coqs par exemple, si bien décrits par l’écrivain Maxence Vander Meerch. Les hommes élevaient des coqs de combat. Le jour du concours, deux coqs se battaient jusqu’à la mort de l’un d’eux. Et les spectateurs faisaient des paris et ne perdaient pas un instant du combat. Il y avait aussi les concours de chiens ratiers. Des rats vivants étaient lâchés dans l’arène et le chien qui tuait le plus de rats était nommé vainqueur. Son maître recevait fièrement le premier prix et la médaille du meilleur chien ratier. Wartje est allé s’inscrire au concours. Une question lui fut posée : " Quel est le nom de ton chien ? " " Je n’ai pas de chien " répondit Wartje. " Je veux lutter moi-même avec les chiens et remporter le premier prix." Dans cette petite ville de Flandres, on était curieux et avide de faits extraordinaires, aussi la candidature de Wartje fut-elle acceptée. Dès ce moment, ce concours fit beaucoup de bruit et la vente des billets d’entrée remporta un succès fou. Je ne veux pas imaginer cette horreur mais mon grand-père Wartje gagna le concours. Il fut à quatre pattes et avec les mâchoires, plus habile et plus fort que les concurrents de race canine. Cette incroyable victoire fit le tour des Flandres.

Ce que j’en retiens, c’est que Wartje était capable de bien des exploits, n’avait peur de rien. Rien ne pouvait le dégoûter, rien ne pouvait lui enlever ni sa force ni son courage.
Puis mon grand-père est devenu très vieux. Une dernière fois, il fit preuve de courage. Wartje s’en alla au cimetière, choisit et acheta un lopin de terre. Un matin, il arriva sur place poussant une brouette avec pelle et pioche et creusa sa tombe. Ensuite il amena les briques et le ciment et construisit à la perfection, les quatre murs du caveau destiné à lui et à ma grand-mère Julia. Un jour, alors qu’il était au fond de son caveau en train de travailler, voici qu’apparut dans le cimetière un joyeux et bruyant cortège. C’étaient tous les amis de Wartje qui venaient lui faire une surprise et se moquer gentiment de lui. Accompagnés des sons joyeux d’un accordéon, ils chantaient tous en choeur des chansons osées et apportaient des casiers de bière. Wartje était très content d’avoir de la visite et fut immédiatement d’accord pour faire la fête avec ses amis. Et l’on s’assit au bord du caveau et sur les tombes environnantes. Et l’on rit, l’on chanta et Wartje, dans le fond de son caveau, s’installa avec ses deux meilleurs amis pour boire quelques bonnes chopes. Et soudain, songeant à la futilité de la vie, Wartje se leva et, au son de l’accordéon, se mit à danser.

J’en connais qui de leur vivant ont fait construire leur tombeau. Mais y en a-t-il beaucoup qui, comme mon grand-père, ont eu assez de force morale pour creuser, maçonner jour après jour, avec pour seule présence silencieuse ses futurs compagnons d’éternité ? Et finalement boire, chanter et danser dans ce qui serait un jour sa dernière demeure ?
Mes cousins m’ont raconté que c’était un spectacle fascinant pour les habitants des villes de voir Wartje et ses six fils construire les hautes et étroites cheminées d’usine. On les voyait grimper de plus en plus haut dans le ciel des Flandres, petits hommes minuscules, ressemblant de loin à des fourmis laborieuses.

Que les nombreuses et hautes cheminées d’usines qui s’élancent dans le ciel du plat pays soient autant de témoignages de l’humble et courageux travail de mon grand-père Eduard, de mes oncles Oscar, Jules, Albéric, Napoléon et Gaston ainsi que de mon cher papa Juliaan.

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