Nous sommes un lundi. Il est quatre heures du matin et je suis réveillé. Apparemment tout va bien, et surtout, je n’ai pas mal. Je me rendors. Je me réveille à nouveau. Il est 8 heures un peu passées. Pas de problème, je n’ai pas mal. Mais pour moi, il est inutile de rester dans mon lit. Je sais qu’aujourd’hui est un jour qui se déroulera très calmement et que je ne veux voir n’y entendre personne. Je sais que dans ma p’tite tête, et comme je le fais depuis plusieurs années, je revivrai heure par heure, tantôt paisiblement, tantôt angoissé selon les moments, une période pénible de mon passé.

Nous sommes un lundi. Il est quatre heures du matin. Je suis réveillé, j’ai mal mais c’est une douleur que je ne peux décrire.
La chambre est éclairée. Il y règne une tension terrible. J’entreprends de m’habiller.
Ma décision est prise. Il n’est plus possible de vivre encore dans cette maison en compagnie de celle qui partage ma vie, si l’on peut parler de partage. Déjà le samedi qui précède, j’ai ressenti ces mêmes douleurs, mais elles se sont calmées après une heure de promenade, seul, en voiture.

Je fais partie de ces gens qui ne manifestent de l’agressivité qu’à partir du moment où ils se sentent acculés dans leur dernier retranchement. Ce jour-là, toute présence humaine auprès de moi dépasse déjà l’entendement. De surcroît, cette douleur intense que je ressens n’est pas pour calmer l’ambiance ni me détendre.

Je suis donc parti. Je possède déjà les clés de la maison qui me servira de refuge. Il fait froid. J’ai 15 kilomètres à parcourir et c’est donc vers cinq heures du matin que j’arrive à destination.

Première préoccupation : chauffer. Il fait froid.
Pendant les 2 h 30 qui ont suivies, chauffer et me réchauffer ont été mes seules priorités. Mais c’était sans compter les autres phénomènes imprévus. À la douleur et au froid se sont ajoutés vomissements et diarrhées.

Je n’avais pas encore compris.
Il est vrai ce proverbe qui dit que ce sont les cordonniers qui sont les plus mal chaussés. En tout cas pour moi, cela s’est vérifié. J’appartiens au monde médical mais je n’avais pas compris ce jour que ce que je vivais était très sérieux.

Je compte les minutes, les secondes...
Rien à faire : la douleur ne diminue pas...
Rien à faire : il fait très froid...

J’appelle mon médecin persuadé que mon état est purement d’ordre psychologique. C’est une machine qui me répond... saleté de machine...

Je ne me supporte plus mais je me donne encore 10 minutes pour prendre une décision. Mais laquelle : m’étendre et dormir ? Oui, mais j’ai déjà essayer. Aller voir un médecin ? Oui mais pour qui, pour quoi ? ...Un éclair me traverse l’esprit : Et pourquoi pas chercher l’amour ? « Aimer et être aimer » ...Mais quel programme surtout en ce moment ou je me sens perdu. Je suis totalement incapable d’encore faire la part des choses. Toutes mes idées se mélangent : ma sœur si elle me trouve comme cela, mon médecin absent, la douleur partout, l’amour, le travail, la famille, ....moi. Mais maintenant au moins, j’ai un but.

Le chauffage fonctionne à son maximum mais j’ai de plus en plus froid.
Je ne contrôle plus rien.
Je me parle à moi-même : Vas-y, n’attend plus, rentre en clinique.
Je reprends ma voiture. Il n’y a pas un chat sur la route ce qui ne m’empêche pas de devoir m’arrêter à tous les feux rouge.
J’arrive enfin au service d’urgence. Il est huit heures un peu passé Je blague avec le médecin de garde en lui expliquant mes symptômes.
Elle se précipite : « Monsieur, venez vite, il n’y a pas de temps à perdre ».
Je me déshabille.
Déjà une série de machines m’entourent.
Le médecin tient mon bras droit et me dit : « je vais vous faire un peu mal » .Elle voulait placer ce qu’on appelle une entrée artérielle. Je l’entends jurer. Des poils qu’il faut raser l’empêche d’agir plus vite.
Dans un deuxième stade, je me relève pour la féliciter. Vous piquez bien, dis-je, je n’ai rien senti. Pour toute réponse je reçois un « merde, le sang n’arrive plus ». Elle me masse.
Finalement, je vois le sang arrivé. Je suis fatigué. J’ai froid.
Je lui adresse ces derniers mots :
« Maintenant, je m’en fous, faites-ce que vous voulez de moi ».
Je l’entends encore dire à son assistant : « prépare le défi ». Mais quel défi ? Le défibrillateur ou le défi qu’eux-mêmes allaient se lancer pour me récupérer ?

Ce qui s’est passé par la suite, je n’en ai plus aucun souvenir. Pendant plus de deux heures, ils ont fait ce qu’ils voulaient. Je sais que l’assistant est resté près de moi pendant tout ce temps. Je le sais grâce à la facture qui mentionnait une surveillance spéciale.

Ce n’est que vers midi que je reprends petit à petit mes esprits. Tout d’abord, j’essaye d’ouvrir les yeux. La seule chose que je distingue c’est un long tunnel dans lequel règne une lumière blanche intense. Cette lumière s’atténue soudain pour me laisser entrevoir un petit cercle trouble sur lequel je focalise mon attention. Ce n’est qu’après un certain temps que je réalise que ce cercle est l’horloge murale. En même temps que j’entends les médecins me parler sans, ni comprendre ni répondre, en même temps j’arrive maintenant à deviner l’heure : il est midi un peu passé. Il me faut encore un peu de temps pour arriver à me resituer. Enfin, j’apprends à ce moment-là que j’ai fait un infarctus. Dans la demi-heure qui suivra, je serai transféré des urgences vers le service de soins intensifs.

Là, je découvre un monde nouveau. J’y ai mon infirmière, celle qui pendant huit jours s’occupera de moi. J’ai de la chance. Très grande, assez forte, elle m’en impose de par sa taille a moi qui suis couché et relié à une série de machines qui très souvent se mettent à sonner rappelant auprès de moi ma protectrice. Ce qui me frappe surtout chez elle, c’est son sens humain et le respect qu’elle manifeste vis-à-vis de moi. À plusieurs reprises, elle vient essuyer la transpiration de mon visage. Pour ce faire, elle est équipée de gants et d’une serviette. Mais à chaque fois, une fois ce soin donné, elle ôte ses gants et de sa main douce, repasse doucement sur mon front. Ces gestes de tendresse sont pour moi d’un réconfort énorme. Quelques jours plus tard, cette même infirmière, alors qu’elle preste son dernier jour au sein de la clinique refuse de partir une fois ses heures terminées pour m’accompagner en salle de coronarographie où nous avons conversé plus d’une heure pendant que les médecins officiaient. Ce jour-là, avant de la voir partir définitivement, je lui demande son adresse et son numéro de téléphone. Normalement, elle ne peut pas me les donner. Mais de retour en soins intensifs, je retrouve son nom et toutes ses cordonnées avec une petite annotation : « toi, toi, toi ».

Pendant ces quelques jours, je connaîtrai fréquemment cette sensation merveilleuse de planer au-dessus de mon corps et de l’observer paisiblement. Je retrouverai mon calme. Mon épouse ayant décidé de me mettre dans une chambre seul, je découvrirai l’horrible curiosité malsaine de beaucoup de personnes plus intéressée de par ce qu’est l’approche de la mort que de par mon propre état de santé. Je découvrirai aussi ces longues périodes de solitude et d’interrogation ou l’extrême malaise d’un passé se bats contre l’incertitude d’un futur peut-être meilleur. Mais, ai-je donc bien fait de me faire soigner ?

En tous cas, depuis ce jour, plusieurs de mes pensées sont devenues pour moi des convictions, à savoir :

- que rien n’est jamais acquis,

  qu’ il existe encore de rares personnes vraiment humaines (dont mon infirmière laquelle sera à la base d’une évolution importante dans mon activité professionnelle),

  que amour et tendresse sont deux choses primordiales qu’il nous est à tous possible d’offrir à toute personne en fin de vie. Encore faut-il le faire ....

3 commentaires Répondre

  • F.Dobbelstein Répondre

    Bien cher Philippe,

    J’ai beaucoup aimé ton récit. Ayant été moi-même dans cette situation en 1990, je peux très bien comprendre ton vécu. Je ne suis cependant pas capable de décrire mes impressions et sentiments comme tu le fais . Bravo, ton récit est une perle ! J’ajouterai simplement que, tout comme toi, les médecins ont fait preuve d’une grande technicité mais aucun sens humain. Entre leurs mains, j’étais un objet manipulé. Par contre, la majorité des infirmières étaient très attentives à l’anxiété du patient.

  • dadu Répondre

    Je vais imprimer ce récit et le multiplier par dix, les dix personnes qui avec moi suivent une formation de bénévole en soins palliatifs.D’ici quelques semaines nous serons au chevet de personnes en fin de vie, nul doute que l’image de l’"infirmière" nous suivra. Merci

  • Michèle Répondre

    Ton récit, je l’ai écouté, je l’ai aimé tout de suite ; il m’a imprégné. Une dizaine de jours plus tard, il m’a sauté à la figure. J’y étais. J’étais celle qui épongeait doucement, très doucement un visage aimé, un visage dont la bouche venait de me demander quelques secondes auparavant si je me souviendrais d’elle, de son passage sur terre, de sa douceur, de son amour.
    Toucher, toucher encore et encore. C’est le dernier contact avant la grande lumière, le néant, le retour à la terre.
    Oui, maman, je me souviendrai de toi.

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