En 1977, l’année qui nous occupe, commençait la première campagne officielle anti-tabac et elle succédait à l’interdiction de fumer dans les transports en commun.
Les écoles avaient embrayé et entrepris leur travail de dénigrement de la cigarette auprès des élèves, espérant éloigner les dangers de la drogue auprès des jeunes.
Ainsi, les enfants relayaient-ils consciencieusement les conseils et s’attaquaient à cette habitude, soi-disant néfaste, de leurs parents inconscients, élevés depuis leur plus tendre enfance dans le culte du tabac.
La littérature, le cinéma, la publicité, toute la culture contribuait à faire de leurs héros des accros à la cigarette ou tout autre forme de fumette.
Ah ! le charme des séducteurs, fleurant bon l’after-shave et le tabac blond évoqués en long et en large dans les romans, parfum symbole de la virilité et du sex-appeal.
Imaginez, ne fut-ce qu’un instant, Delon, Belmondo ou Trintignant, au plus fort de leur séduction sans la cigarette aux lèvres. Quelle déception !

Toute cette gestuelle, les mains en conque pour protéger du vent la flamme que vous offre votre chevalier-servant, la tête qui se redresse en aspirant la fumée qui envahit vos bronches et que vous rejetez en souriant d’aise, la manière élégante de tenir la cigarette entre l’index et le majeur, ou pour les plus virils les 3 doigts repliés vers la paume de la main, la pichenette sur le mégot pour l’expédier au loin, cette gestuelle donc faisait partie de l’arsenal sensuel des partenaires et contribuait à la personnalité de chacun.
Bien sûr, embrasser avec une haleine de tabac froid était nettement moins romantique ! Le goût des baisers perdait de son charme mais cette impression ne vous viendra que plus tard, quand vous aurez cessé de fumer.

Entre temps, si par distraction, vous aviez oublié d’acheter votre réserve pour le week-end, vous parcouriez tous les coins les plus reculés de la ville, les restos, les bars, les petits caboulots, en quête de votre poison indispensable à votre bien-être du moment.
Je l’ai fait, je n’en suis pas fière et avec le recul, je me rends compte comme nous étions dépendants.

Le matin, je conduisais les enfants à l’école dans ma Mini, - vous voyez le volume de l’engin. Ils m’avaient demandé de ne pas fumer tant qu’ils étaient passagers ; à l’arrivée, dès le claquement de la portière, je tétais la première cigarette attendue et me sentais prête pour la journée de travail. Elles allaient se succéder, la cigarette-réflexe à la sonnerie du téléphone, celle qui aidait à la réflexion, celle de la convivialité, celle qu’on offrait, celle avec le café et celle qui suivait le repas, la meilleure. Quoique, celle après l’amour n’était pas mal non plus…
Et puis, encore, le plaisir de s’entourer de beaux objets du quotidien reliés à cette habitude : les cendriers dessinés par les plus grands designers scandinaves, nous en avions dans toutes les pièces de vie et le plus précieux de tous, celui qui nous accompagnait partout, le briquet, choisi avec soin car il allait refléter notre goût, l’élégance de nos gestes, bref, une partie de notre personnalité.
Je le tiens toujours, enfoui dans un tiroir, mon Dupont noir.
Il pesait bien dans la main et je retrouverais sans peine les gestes familiers : le pouce qui soulève son clapet pour libérer le gaz, trouve la molette pour l’étincelle, la flamme qui jaillit et l’index qui referme le petit couvercle dans un claquement sec.
Nostalgie d’une époque.
Tout cela est bien joli mais si je regarde en arrière, je n’y vois pas que des avantages.
La maison, les rideaux et les tentures devaient sentir le tabac froid, surtout si on avait oublié de vider les cendriers après une soirée entre amis.
Les réunions au bureau se passaient dans un brouillard bleu quand elles se prolongeaient au-delà du raisonnable sans renouveler l’oxygène des pièces : on ne pouvait ouvrir les fenêtres, l’immeuble était conditionné.
Quant à l’état de nos poumons, çà ne devait pas être folichon. Il suffisait de regarder la couleur des plafonds, blancs à l’origine, et la teinte du jus dans la machine qui lavait les voilages de la maison.

Et plus tard, alors que nous avions arrêté de fumer tous les deux et que les enfants rentraient de leurs soirées, prenaient une douche pour se débarrasser de l’odeur- ce n’était plus le parfum séducteur- et se changeaient pour passer une nuit fraîche, nous éprouvions une certaine honte de leur avoir infligé notre addiction pendant une partie de leur enfance.
Forts de cette expérience, aucun des deux ne fumera.
Et ma fille aînée est pneumologue-tabacologue.

Petit lexique :

La cigarette = la sèche, la clope, une cibiche, une blonde.

4 commentaires Répondre

  • Jeannine K Répondre

    ceci me fait penser aux détours et kilomètres parcourus pour trouver le paquet de cigarette manquant

    ah, Michel, comme tu m’as fait marcher !

  • clodomir Répondre

    J’ai été marié pendant 17 ans à une fumeuse ; ma femme était graphiste et travaillait la nuit pour être tranquille ; il est arrivé plusieurs fois qu’elle tombe à cours de sèches en pleine nuit ; elle venait alors me réveiller (moi qui travaillais le jour)pour que j’aille lui chercher des cigarettes dans un café près de chez nous (une honnête femme ne peut pas entrer dans un café la nuit !) ; je commençais par refuser mais je comprenais vite que je ne pouvais pas espérer me rendormir sans avoir fait ce qu’elle me demandait ; je me rhabillais et j’y allais....
    Ma fille ne fume pas.

  • Jean Nicaise Répondre

    J’ai fumé pendant 16 ans mais n’aurais pu aussi bien décrire que vous mon aventure. S’arrêter, c’est retrouver la liberté.

  • Gerlinde Répondre

    Je n’ai fumé que pendant 5 ans et je retrouve beaucoup de souvenirs dans ce récit. Ah la gestuelle si agréable, le moment délicieux de la première cigarette. Jusqu’au jour où j’ai commencé à tousser et où monter un escalier est devenu une épreuve. J’ai arrêté un beau matin quand je me suis rendue compte que la cigarette me privait de ma liberté. J’en avais besoin, elle s’imposait à moi. Et ça je ne pouvais l’accepter.
    J’aime toujours l’odeur du tabac - non fumé. Par contre l’odeur du tabac froid. Beurk.

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