Ages et transmissions https://agesettransmissions.be/ Créée en 97, Ages et Transmissions est une asbl pluraliste bruxelloise permettant aux aînés de jouer un rôle actif dans la société. Elle est reconnue comme organisme d'éducation permanente par la Fédération Wallonie-Bruxelles. fr SPIP - www.spip.net Ages et transmissions https://agesettransmissions.be/local/cache-vignettes/L144xH138/siteon0-31eb6.png?1703182657 https://agesettransmissions.be/ 138 144 Ma jupe bleue (Johanna P.) https://agesettransmissions.be/spip.php?article897 https://agesettransmissions.be/spip.php?article897 2012-08-28T10:00:00Z text/html fr Souris verte Argent, pauvreté Ecole, études Couture, vêtement <p>Ce texte est issu de notre recueil d'histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j'ai vu - Des seniors d'aujourd'hui racontent leur enfance d'hier » <br class='autobr' /> Rien ne se perdait chez nous. Maman avait un sens exagéré de l'économie et, depuis le début de la guerre, cette qualité s'était encore accentuée. Elle ne voulait rien acheter parce que tout devenait de plus en plus cher. Elle se réservait de faire ses achats quand la guerre serait finie croyant qu'alors, les prix redeviendraient normaux. Et en attendant, (...)</p> - <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?rubrique146" rel="directory">1,2,3 j'ai vu ...</a> / <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?mot136" rel="tag">Argent, pauvreté</a>, <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?mot142" rel="tag">Ecole, études</a>, <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?mot173" rel="tag">Couture, vêtement</a> <img class='spip_logo spip_logo_right spip_logos' alt="" style='float:right' src='https://agesettransmissions.be/local/cache-vignettes/L99xH150/arton897-cf0d3.jpg?1703617908' width='99' height='150' /> <div class='rss_texte'><p><i><a href='https://agesettransmissions.be/spip.php?article530' class='spip_in'>Ce texte est issu de notre recueil d'histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j'ai vu - Des seniors d'aujourd'hui racontent leur enfance d'hier »</a></i><br /></p> <p>Rien ne se perdait chez nous. Maman avait un sens exagéré de l'économie et, depuis le début de la guerre, cette qualité s'était encore accentuée. Elle ne voulait rien acheter parce que tout devenait de plus en plus cher. Elle se réservait de faire ses achats quand la guerre serait finie croyant qu'alors, les prix redeviendraient normaux. Et en attendant, Maman faisait de la récupération. Avec les draps de lit usagés qui se déchiraient par le milieu, Maman confectionnait, dans les bords encore solides, des essuies de cuisine, des draps de bain, des gants de toilette. Les restes des draps, les plus usés, servaient encore comme torchons de sol et lavettes de vaisselle. Avec les chemises que Papa avait trop portées et qui finissaient par s'effilocher, Maman transformait les morceaux encore bons en mouchoirs de poche. Elle travaillait avec art. Tous ces linges de récupération étaient soigneusement lessivés, blanchis, coupés aux mesures exactes, ourlés à la machine, repassés à la perfection et finalement rangés dans l'armoire en piles bien droites. Nous avions toujours à notre disposition du linge modeste mais parfaitement entretenu.</p> <p>Un jour, Maman eut l'idée lumineuse et économique de transformer le pantalon de mon frère, devenu trop court et étroit pour lui, en jupe pour moi. Cela paraissait d'abord impossible, mais Maman a beaucoup travaillé. Elle a ouvert toutes les coutures du pantalon et, ensuite, elle a découpé, dans le tissu, des rectangles et des carrés de différentes dimensions suivant la possibilité. Ensuite elle a rassemblé tous ces morceaux pour former un grand rectangle dont elle fit une jupe pour moi. La jupe était bien confectionnée, avec un ourlet, une ceinture et des bretelles. Mais faite de 36 morceaux ! Maman avait eu la coquetterie de mettre les plus grands morceaux au devant de la jupe et les plus petits au dos. J'étais donc, heureusement, un peu plus présentable de face que de dos. <br> En ce qui concernait les travaux manuels, Maman était une artiste modeste : « C'est une jupe pour aller à l'école » s'excusait-elle. J'avais honte de ma jupe. Pour me présenter en classe devant la maîtresse et mes compagnes, j'aurais désiré être aussi belle que possible...</p> <p>Le premier jour où je me suis rendue en classe avec ma « nouvelle jupe », j'avais huit ans et j'étais en 2ième année primaire. J'ai toujours été une des plus grandes élèves de ma classe. Aussi, j'étais toujours assise à l'avant-dernier banc. Le tout dernier banc était réservé aux plus mauvaises élèves qui perturbaient les cours. Dans le fond de la classe, celles-ci se faisaient moins remarquer.<br> Avec ma nouvelle jupe, je suis entrée en classe en, me faisant aussi petite que possible et me dissimulant derrière les autres fillettes. J'eus vite fait d'enfiler le tablier noir réglementaire. Mais notre maîtresse, que nous devions appeler « Chère Sœur », avait remarqué mon attitude et entrevu ma jupe. Elle me fixait d'un œil surpris. Toutes les élèves installées, elle m'appela à son bureau. Elle me demanda d'enlever mon tablier noir et de monter sur l'estrade. Chère Sœur fixait ma jupe et on voyait qu'elle essayait de comprendre le modèle. Après m'avoir inspectée de face, elle me demanda de me retourner. De cette façon, je me montrai à elle et à mes petites compagnes sur toutes les coutures. Chère Sœur, fort surprise, ne comprenait toujours pas et me demanda des explications. « C'est Maman, lui dis-je, elle a transformé la vieille culotte de mon frère en jupe pour moi ». Chère Sœur resta pensive et laissa tomber ces deux mots : « Quel ordre ! »</p> <p>Je n'étais pas contente de porter cette jupe, mais je respectais désormais le travail de Maman et voulais malgré tout lui faire plaisir. Rentrée à la maison, j'ai raconté à Maman comment Chère Sœur avait apprécié et dit ces mots « Quel ordre ! » Maman éclata de fierté et toute joyeuse fit part de l'appréciation de Chère Sœur à mon père. Ensuite je l'ai entendue raconter son triomphe à toutes les voisines et amies. Il y a de ceci presque 60 ans, mais je suis toujours heureuse d'avoir donné ce grand plaisir à Maman. On ne regrette jamais le bien que l'on a fait.</p> <p>Les années de guerre passaient, mais je portais toujours la même jupe. Elle était bien longue au départ et pourvue d'un ourlet. Au fil des années de guerre, je grandissais, mais je ne grossissais pas. Trois ans plus tard, la jupe m'allait toujours, sauf qu'elle devenait de plus en plus courte. Finalement, même si j'étais fort maigre, les os de mes hanches s'élargissaient. La jupe, dont le tissu se tendait sur les hanches et les fesses, prenait exactement mes formes, mais le bas de la jupe restait étroit. Parfois je me regardais dans le miroir : la jupe tombait droite au devant mais, vue de profil, elle suivait la forme des fesses puis celle des cuisses. Elle était devenue une minijupe fourreau. Autre particularité de celle-ci : à force de m'être assise pendant des années sur les bancs de bois de l'école, le dos de la jupe était devenu lustré et brillant . J'avais, sans exagérer, un miroir au cul.</p> <p>Avec la jupe bleue, je portais les chemises de mon frère. Ces chemises étaient toujours soigneusement lavées et repassées par Maman. Mais il était bien visible que je portais des chemises de garçon. Les manches étaient trop étroites, la fermeture était masculine, de gauche à droite et surtout, tandis que les fillettes portaient des cols ronds, qu'on appelait « cols Claudine », mes cols à moi étaient à longues pointes. Une petite laine m'était nécessaire pour réchauffer le tout. Maman me tricota un cardigan avec des restes de laines de toutes les couleurs. Devant mon attitude découragée, elle m'annonça que tout finirait bien car, le cardigan terminé, elle le plongerait dans une teinture bleu foncé, ce qui égaliserait le ton du vêtement. Maman avait beaucoup d'idées et surtout de l'espoir. Finalement, mon cardigan fut bleu de tous les tons, ce qui ne cachait en rien l'origine de cette réalisation.</p> <p>Et lorsque mon manteau fut devenu trop petit, j'ai porté la redingote de mon frère. Alors je devins un vrai garçon. Passant une visite médicale accompagnée de Maman, le médecin, voyant la redingote, demanda : « quel âge a votre fils ? ». « Mais docteur, répondit-elle, c'est une fille. »<br class='autobr' /> Un jour, une dame apitoyée lui demanda : « Madame, vous devez être bien pauvre pour être obligée d'habiller si mal votre fille. » Maman qui n'avait pas sa langue dans sa poche, surtout quand on la vexait, s'écria d'une voix forte : « Mais, Madame, j'ai les moyens d'habiller ma fille avec des vêtements neufs chaque jour et de toutes les couleurs, si je le voulais. »<br> En classe, nous devions porter le tablier noir qui était censé protéger nos vêtements. Avec ce tablier noir, j'étais contente de cacher ma tenue. Mais parfois, nous avions la visite en classe de « Madame l'inspectrice » ou de l'une ou l'autre personnalité de l'instruction publique. Dans ce cas, Chère Sœur nous donnait l'ordre d'enlever nos tabliers. Ces moments-là étaient pour moi les plus pénibles car j'exposais devant tous mes humbles vêtements. Je ne savais pas quelle attitude prendre tant j'avais honte.</p> <p>Avec ma tenue vestimentaire, je n'avais pas beaucoup d'amies. Les élèves et même Chère Sœur étaient attirées par les petites filles coquettement habillées. On me prenait pour une pauvresse sans grande valeur. Seules mes deux amies Lily et Loulou m'aimaient beaucoup. « Ne t'en fais pas pour les autres » me disait Loulou, « ce sont toutes des fières-cacas ».</p> <p>Maman avait un don très particulier, celui de passer d'une décision extrême à l'autre. Elle disait : « Je n'achète jamais rien, mais quand je prends la peine de faire une dépense, je choisis ce qu'il y a de plus beau. » Cette vue de l'esprit avait pour résultat qu'aux grandes occasions, j'étais habillée comme une princesse.<br> Je me souviens d'une belle robe. Elle était extraordinaire, en velours rouge, avec un col en plumetis blanc garni de dentelles. Je la portais les jours de fête à l'école et pour la remise des bulletins. Ces jours-là, Maman ne tressait pas mes cheveux ; j'avais une belle chevelure blonde qui ondulait jusqu'à ma taille. Ou bien Maman me mettait des bigoudis ; j'avais alors de longues boucles, avec un beau ruban blanc noué dans les cheveux.</p> <p>Disons aussi un mot de mon superbe manteau blanc avec lequel je portais un chapeau « cow-boy » en feutre blanc. Ainsi, toute de blanc vêtue, « comme un bébé » disaient les langues de vipères, j'allais chaque jeudi après-midi à ma leçon privée de piano. Maman adorait la musique, j'avais un piano et chaque jour, après avoir terminé mes devoirs et leçons pour l'école, j'effectuais une heure d'exercices.</p> <p>Je pourrais encore décrire longuement ma robe en organdi blanc, parsemée de roses minuscules brodées à la main ou épiloguer sur mon chapeau « Deanna Durbin », fidèle copie de celui que portait cette jeune vedette de cinéma. En fait, j'aurais tout simplement souhaité être habillée « comme tout le monde » car j'avais autant honte du chapeau « cow-boy » blanc que de ma fameuse « jupe bleue ».</p></div> Les pensionnats (A.W.) https://agesettransmissions.be/spip.php?article907 https://agesettransmissions.be/spip.php?article907 2012-08-28T09:55:00Z text/html fr Souris verte Ecole, études Juif.ve (être) Religion, valeurs et éthique Guerre 40-45 <p>Ce texte est issu de notre recueil d'histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j'ai vu - Des seniors d'aujourd'hui racontent leur enfance d'hier » <br class='autobr' /> En septembre 1942, j'entrai à l'âge de 12 ans comme élève interne au pensionnat « Mes enfants », en 6ème latine. Ce pensionnat se trouvait à l'avenue Brugmann, près de la place Vanderkindere, dans deux maisons bourgeoises réunies et aménagées en école. Il était tenu par deux directrices, Mademoiselle Berthe et Mademoiselle Marthe. Nous ne connaissions que (...)</p> - <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?rubrique146" rel="directory">1,2,3 j'ai vu ...</a> / <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?mot142" rel="tag">Ecole, études</a>, <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?mot154" rel="tag">Juif.ve (être)</a>, <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?mot160" rel="tag">Religion, valeurs et éthique</a>, <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?mot191" rel="tag">Guerre 40-45</a> <img class='spip_logo spip_logo_right spip_logos' alt="" style='float:right' src='https://agesettransmissions.be/local/cache-vignettes/L99xH150/arton907-f6946.jpg?1703617908' width='99' height='150' /> <div class='rss_texte'><p><i><a href='https://agesettransmissions.be/spip.php?article530' class='spip_in'>Ce texte est issu de notre recueil d'histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j'ai vu - Des seniors d'aujourd'hui racontent leur enfance d'hier »</a></i><br /></p> <p>En septembre 1942, j'entrai à l'âge de 12 ans comme élève interne au pensionnat « Mes enfants », en 6ème latine. Ce pensionnat se trouvait à l'avenue Brugmann, près de la place Vanderkindere, dans deux maisons bourgeoises réunies et aménagées en école. Il était tenu par deux directrices, Mademoiselle Berthe et Mademoiselle Marthe. Nous ne connaissions que Mademoiselle Berthe, car Mademoiselle Marthe se mourait d'un cancer de la gorge. Nous entendions ses cris affreux, ses hurlements de souffrance qui nous glaçaient les sangs. Mademoiselle Berthe se partageait entre la gestion de l'école, les cours, et les soins à sa sœur. L'école était fréquentée par des filles de la bonne bourgeoisie, qui, pour la plupart, étaient gentilles et bien élevées.</p> <p>Mon gros problème, au début, c'étaient les manières à table. Mademoiselle Berthe qui présidait chaque repas était très stricte et même méprisante envers celles qui ne les respectaient pas. J'ai donc rapidement appris qu'on brise un œuf à la coque avec une cuillère et non un couteau, qu'on coupe ses pommes de terre avec sa fourchette et non avec son couteau, qu'on dépose ses couverts pendant qu'on mastique, qu'on s'essuie les lèvres avant et après avoir bu, etc. Je m'efforçais de copier toutes les autres tant j'avais peur des remarques sarcastiques et humiliantes de Mademoiselle Berthe.</p> <p>J'ai vite appris. Quand, le samedi, je rentrais à la maison et je retrouvais ma famille, je remarquais qu'ils mangeaient autrement, qu'ils ne savaient rien de toutes ces nobles manières que je venais d'appendre et je ne savais plus comment me situer. J'étais, en quelque sorte, montée d'un cran par rapport à eux, et en même temps, comme je les aimais plus que tout, je ne voulais pas me distancier d'eux. Chaque week-end me demandait une réadaptation. Le dimanche soir, après le souper, j'embrassais mes parents, ma sœur et mon frère, et je prenais le tram 49 à la barrière de Saint Gilles pour retourner à l'école et redevenir une petite bourgeoise maniérée.</p> <p>Dans l'ensemble, j'étais très heureuse dans ce pensionnat. C'était une pédagogie d'avant-garde et respectueuse des élèves. J'aimais surtout le cours de latin qui était donné par Monsieur Jaumain. Pour autant que je me souvienne, il devait avoir une soixantaine d'années, il boitait, il nous appelait « Mademoiselle » et il ne plaisantait pas. Il faisait beaucoup de rapprochements entre le latin et le français, s'étendant souvent avec complaisance sur les étymologies.</p> <p>Un jour, étudiant la troisième déclinaison, nous sommes tombés sur le mot « puber ». Aussitôt il a demandé : « Quel mot français correspond au latin puber ? » Silence. Il insiste. Personne ne sait. Il s'énerve : « Mais, vous êtes des filles des cavernes. Comment, vous ne savez pas ? Puber a donné le mot puberté. »<br> Silence. Nous le regardons avec des yeux ronds. <br> – Vous ne savez pas ce que veut dire le mot puberté ?<br> Nous, timidement : « Non, Monsieur. »<br> Alors il dit : « Ça veut dire adolescence. »<br> Aussitôt je me lève et je dis : « Monsieur, j'ai déjà rencontré ce mot dans mes lectures, mais je ne sais pas exactement ce que ça veut dire. »<br> Lui : « C'est la période qui sépare l'enfance de l'âge adulte. »<br> Moi : « Oui, ça je le sais. Je l'ai vu dans le dictionnaire. Mais quand est-ce que cela commence et quand est-ce que cela finit ? »<br> Lui : « C'est variable. Pour certaines, c'est onze ou douze ans, pour d'autres, c'est quatorze ou même seize. »<br> Moi : « Mais alors, je suis peut-être adolescente ? »<br> Lui : « Oui, peut-être. »<br> Moi : « Comment le savoir ? Est-ce que je dois aller à la commune comme pour la carte d'identité ? »<br> Lui : « Non, Mademoiselle. »<br> Moi : « Mais alors, comment je vais faire pour savoir si je suis adolescente ? »<br> Lui : « Vous vous en apercevrez à certains phénomènes. »<br> Moi : « Ah bon ! Quels phénomènes ? »<br> Lui : « Mademoiselle, vous demanderez à votre maman. »<br> Moi : « Ma mère ne sait pas car elle n'a pas fait de latin. »<br> Lui : « Taisez-vous, je ne veux plus vous entendre et je ne répondrai à aucune question. »</p> <p>J'étais mortifiée. Lui qui nous poussait toujours à aller au fond des choses, voilà qu'il se dérobait dans une question purement linguistique. <br>Incompréhensible ! Quand le cours fut terminé et qu'il eut quitté la classe, les filles se tournèrent vers moi avec colère me disant que c'était honteux de poser des questions pareilles et l'une d'elles me lança : « Tu n'as jamais été indisposée ? ». <br> J'ai dit oui. <br> – Et qu'est-ce que tu as eu ?<br> – J'ai eu mal à la tête et j'ai vomi.<br> Alors elles se moquèrent de moi mais aucune ne voulut m'expliquer. Il fallut que je sois dans un autre pensionnat avec ma cousine qui était plus âgée que moi pour que ce mystère soit enfin éclairci.</p> <p> ***</p> <p>Un jour d'avril 1943, mon oncle vint me chercher au pensionnat. Je dus rapidement faire mes bagages et partir avec lui sans savoir même pourquoi et sans avoir pu dire au revoir à mes camarades de classe. Je ne me souviens même pas si je revis la directrice tant ce départ fut précipité. Dans le train qui nous emmenait vers Tournai, mon oncle m'apprit que mes parents avaient été dénoncés à la Gestapo mais qu'ils avaient pu fuir. Moi aussi, j'avais été dénoncée comme élève du pensionnat. Ma présence mettait donc tout le monde en danger.</p> <p>Nous prîmes un tram vers Templeuve et nous arrivâmes chez les Sœurs de la Providence, chez lesquelles je me cacherai sous un faux nom jusqu'à la fin de la guerre. Avant la guerre, cet internat était fréquenté par les jeunes filles aisées du Nord de la France. Mais depuis la guerre, c'était un pensionnat mixte, filles et garçons, pour les enfants des campagnes de Lille, Roubaix, Tourcoing. Pour moi qui venais de ce pensionnat chic et distingué, le coup fut rude.</p> <p>La mère supérieure qui nous accueillit était une femme affable, très douce, qui élevait rarement la voix tout en étant très déterminée. Mon oncle parti, je restai avec la Supérieure, Mère Marie-Gérard. Celle-ci me fit promettre de ne jamais révéler, à qui que ce soit et sous aucun prétexte, que j'étais juive et m'annonça que dorénavant je serais protestante, ce qui n'avait aucun sens pour moi. De ce fait, je ne devrais aller ni à communion, ni à confesse. J'étais très embarrassée car je croyais que c'étaient des lieux géographiques et je ne savais pas où ils se trouvaient.</p> <p>Elle me conduisit alors dans ma classe où l'aumônier donnait un cours de religion. J'écoutai de toutes mes oreilles car j'avais hâte d'apprendre tout ce qui concernait la religion chrétienne pour être comme les autres.<br> Or à un moment donné, l'aumônier demanda : « Combien y a-t-il de péchés capitaux ? » « Vous », a-t-il fait en me montrant du doigt. Je ne savais pas ce qu'était un péché et encore moins qu'ils étaient capitaux. Mais puisqu'il avait dit combien, il fallait bien répondre par un nombre. Alors, à tout hasard, je répondis « quatorze ». Stupeur dans la classe puis un immense éclat de rire. Alors l'aumônier dit : « Bon, vous voyez double » et je compris qu'il y en avait 7. Quelques enfants se mirent à me harceler : « Tu es vraiment protestante ? Jure-le ! » Ils me posaient des questions sur la religion protestante. Je répondais n'importe quoi, tremblant qu'ils ne me découvrent. Ils me laissèrent bientôt tranquille.</p> <p>J'ai rapidement appris toutes les prières. J'étais la première à la messe et bientôt je fus séduite par cette religion qui m'apportait le salut. J'appris qu'il y avait un « Dieu », qu'il m'aimait personnellement, qu'il allait prendre soin de moi, qu'il allait me sauver, moi et mes parents, et que d'ailleurs il était mort pour moi sur la croix. Tout cela me paraissait sublime. Surtout l'au-delà. Et je ne comprenais pas pourquoi les croyants pleuraient leurs morts puisqu'ils allaient au ciel, près de Dieu, qu'ils étaient beaucoup plus heureux là-haut qu'ici, et que, de toute façon, tout le monde se retrouverait un jour là-bas. J'étais très pieuse et les sœurs me récompensaient avec des images que je mettais dévotement dans mon missel.</p> <p>Cependant j'avais encore des coins d'ignorance. Tous les matins et tous les soirs, avant le bénédicité, tous les enfants, debout devant la table, récitaient une courte prière dont je n'arrivais pas à capter une seule parole et qu'il m'était donc impossible de retrouver dans mon livre de prières. Finalement je demandai à une fille en laquelle j'avais confiance et cette fameuse prière, c'était : « Mère Supérieure, mes Sœurs et mesdemoiselles, nous vous souhaitons le bonjour » et, le soir, « Mère Supérieure, etc., nous vous souhaitons le bonsoir. »<br> Je baignais dans une félicité religieuse.</p> <p>Quelque temps plus tard, ma sœur et mon frère me rejoignirent. Ma sœur avait neuf ans, mon frère six. Je n'eus de cesse de leur faire partager cette extase et je leur appris qu'il y avait un dieu, qu'il s'appelait Jésus, qu'il était né dans une étable, avec un bœuf et un âne, qu'il allait tous nous sauver car il était très bon. Ma sœur m'écouta avec des yeux ronds. Quand j'eus terminé, elle me dit : « Tu sais, si tu continues à raconter des bêtises comme ça, Papa va rire de toi ». Patatras. Ma foi tomba à mes pieds et se brisa avec un bruit de cristal. J'entendis littéralement ce bruit et revins instantanément à la réalité athée, cessant d'être sur ce petit nuage où la guerre n'avait pas cours.</p> <p> ***</p> <p>La vie quotidienne était très monotone. Chaque matin, la religieuse responsable de notre dortoir entrait en battant des mains et récitait à voix très forte le « je vous salue Marie » pour nous éveiller. Aussitôt, les filles sautaient du lit et tout en accompagnant la Sœur dans ses prières, se précipitaient sur leur pot de chambre et urinaient en priant. Chaque enfant disposait d'une cuvette et d'un broc d'eau froide. Nous nous débarbouillions le visage et les mains. Après nous être rapidement habillées, nous allions à la messe. Que cela me paraissait long et ennuyeux ! Puis, en rang et en silence, nous allions prendre le petit déjeuner. C'était tous les jours, du pain gris et collant avec de la margarine et parfois de la confiture. Les rations étaient largement insuffisantes et nous avions faim tout le temps. Certains enfants mangeaient leur dentifrice. Moi, je mangeais le plus lentement possible, à toutes petites bouchées. Il me semblait que cela calmait mieux ma faim permanente.</p> <p>Les pensionnaires français qui rentraient chaque week-end dans leurs familles ramenaient des provisions qu'ils se gardaient bien de partager. Nous, les enfants cachés, nous recevions de temps en temps un colis de nos parents. Par quel miracle arrivaient-ils à se procurer quelques douceurs et à nous les faire parvenir est une question que je ne me suis jamais posée. Cela me paraissait naturel et normal. Nous dégustions ces provisions avec parcimonie. Tant qu'elles duraient, nous étions en lien avec nos parents. Elles complétaient les lettres que nous échangions épisodiquement. Le jour des lettres était un événement. Une fois le repas terminé, la Mère Supérieure appelait par leurs noms ceux qui recevaient soit une lettre soit un colis. C'était le bonheur ou l'horrible déception et, surtout, l'angoisse : sont-ils encore vivants ?</p> <p>Après le petit déjeuner, nous allions en classe. Sœur Marie qui était la religieuse la plus âgée, elle devait bien avoir 75 ans, faisait office d'institutrice en français et en calcul. Elle n'y connaissait rien du tout. Elle se servait d'une juxta* qu'elle suivait à la lettre, même quand celle-ci contenait une erreur, ce qui arrivait de temps en temps. Son ignorance l'empêchait de le reconnaître.</p> <p>Dans l'ensemble, les religieuses étaient très frustes. Elles n'avaient aucune culture d'aucune sorte. Leur foi était remplie de superstition. L'hiver 1943-1944 fut très rude et la provision de charbon s'amenuisait. La Mère Supérieure avait beau harceler le marchand de charbon, rien n'y faisait. Il lui promettait de le lui livrer aussitôt que lui-même aurait reçu sa marchandise, mais cela tardait. Il fallait faire quelque chose. Après avoir abondamment prié St Joseph, mais en vain, les Sœurs se rendirent à l'évidence : il faisait la sourde oreille. Alors, dans un mouvement de rétorsion, elles le punirent. Elles retournèrent sa statue, nez contre le mur. Rien n'y fit, le charbon n'arrivait pas. St Joseph s'obstinait. On verrait bien qui aurait le dernier mot. Alors elles prirent la statue, la soulevèrent et allèrent la placer sous la gouttière où le pauvre Saint reçut plus de pluie qu'il n'en pouvait supporter. Et là, le miracle se produisit : le 19 mars, jour de la St Joseph, le charbonnier fit son apparition avec le charbon tant attendu. St Joseph les avait exaucées. Il avait bien fallu le pousser, mais l'essentiel était là. Et leur foi s'en trouva réconfortée. Nous reçûmes tous une image de St Joseph qui prit sa place dans chaque missel.</p> <p>Après la classe du matin, nous nous dirigions en rang et en silence vers le réfectoire. C'était une grande salle garnie de longues tables rectangulaires recouvertes de toile cirée blanche. Silencieux, impatients, affamés, nous attendions l'entrée des religieuses et de la Mère Supérieure. Aussitôt le bénédicité terminé, nous pouvions nous asseoir et de chaque table un enfant se levait et se dirigeait vers Sœur Marie qui remplissait les assiettes suivant le nom de l'enfant, c'est-à-dire suivant l'âge et le sexe : les garçons recevaient plus que les filles et les grands plus que les petits. Après le repas, par tous les temps, trois religieuses nous emmenaient dans une interminable promenade dans les champs. Ces promenades qui auraient pu être un moment agréable étaient en fait un vrai supplice auquel tous les enfants tentaient sans succès d'échapper. Cette marche silencieuse, en rang, rythmée au pas des religieuses nous paraissait interminable. Pour moi, cela symbolisait l'attente. L'attente de la fin de la guerre. L'attente de la séparation d'avec mes parents. Nous portions tous un béret blanc, et en nous apercevant, les enfants des villages environnants ricanaient en nous criant « les capiaux blancs, v'là les capiaux blancs ».</p> <p>Enfin, nous revenions au pensionnat, encore une ou deux heures de classe, le goûter, les devoirs, le dîner, temps libre et puis le lit. Et le lendemain matin, je vous salue Marie tout en pissant. Les religieuses s'efforçaient de discipliner les enfants, petits paysans des environs dont beaucoup étaient bagarreurs, querelleurs, grossiers, pour tout dire mal élevés. La soumission, l'obéissance, la résignation étaient des vertus cardinales. Leur pédagogie était des plus simplistes : un enfant qui faisait pipi au lit était tenu de se promener toute la journée avec ses draps souillés noués autour du cou comme une cape sous les yeux moqueurs des autres. Pourtant, dans l'ensemble, elles étaient douces et gentilles et profondément dévouées aux enfants. La Sœur Marie Alphonse s'occupait des plus petits. Elle les lavait, changeait leur linge, le raccommodait, bref veillait à leur bien-être. Un jour, comme celle-ci était malade, je du prendre mon petit frère en charge. Quand je l'eus déshabillé pour le laver, je vis que son corps était blanc du front au nombril, moins du nombril aux genoux et blanc des genoux aux orteils. La sainte pudeur de Sœur Marie Alphonse l'avait empêchée de lui laver les fesses et le zizi.</p> <p>La vie s'écoulait immuable et monotone. Tout ce qui se passait dans le monde extérieur, la guerre même, s'arrêtait aux portes du pensionnat : pas de journaux, pas de radio, aucune nouvelle. Les moindres détails faisaient figure d'événement. L'arrivée d'un nouveau pensionnaire rompait pour un moment le cours de la vie. Ainsi est arrivée un jour une petite Alice. Elle était toute rousse, elle avait cinq ans, elle riait, elle courait partout, elle se jetait dans les bras des religieuses ébahies. Petit à petit, gentiment mais fermement, les religieuses la calmèrent et elle devint comme nous, sage, silencieuse, disciplinée. Elle aussi, de temps en temps, recevait un colis. Elle retrouvait à ce moment toute sa fougue, toute sa vivacité, puis elle rentrait dans le rang.</p> <p>Quelques semaines après l'arrivée d'Alice, deux nouvelles pensionnaires sont venues nous rejoindre, deux petites sœurs hollandaises de quatre et six ans. La séparation avec leur maman a été déchirante. Finalement, leur maman s'est enfuie et les deux petites Mieke et Zusje sont restées avec nous. Elles ont pleuré pendant huit jours dans les bras l'une de l'autre. Personne ne pouvait les consoler, personne ne parlait néerlandais. Puis elles se sont calmées. Elles se sont rapprochées d'Alice et peu à peu elles ont appris le français et sont entrées dans leur nouvelle vie.</p> <p>Quelques mois plus tard, nous étions en promenade. Elles marchaient devant moi. Elles parlaient de leur maman. Je tendis l'oreille :<br> – Tu crois que Maman nous a oubliées ?<br> – Je ne sais pas. Peut-être que oui.<br> – Alice reçoit des colis et nous jamais.<br> – Non, nous jamais. Et pas de lettre non plus.<br> Puis elles ont parlé d'autres choses. Moi, j'avais le cœur brisé. En rentrant au pensionnat, j'ai rapporté cette conversation à la Mère Supérieure et, en secret, nous avons confectionné un colis avec ce que beaucoup d'enfants ont apporté.<br class='autobr' /> Le lendemain, à la distribution du courrier, elles ont reçu, comme tout le monde, une lettre et un colis. Un peu de bonheur.</p> <p>Je ne sais pas ce qu'elles sont devenues, si après la guerre, elles ont retrouvé leurs parents ou s'ils ont été déportés et assassinés dans un camp d'extermination. Plus de soixante-cinq ans après, j'en pleure encore.</p></div> Le petit garçon qui regardait passer les trains (Jacques B.) https://agesettransmissions.be/spip.php?article917 https://agesettransmissions.be/spip.php?article917 2012-08-28T09:52:00Z text/html fr Technologie (évolution) Vacances <p>Ce texte est issu de notre recueil d'histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j'ai vu - Des seniors d'aujourd'hui racontent leur enfance d'hier » <br class='autobr' /> Agé d'une dizaine d'années, j'étais en vacances chez ma grand-mère à Braine-le-Comte. Ce matin-là, je regardais passer les trains, juché sur la clôture en béton qui bordait les voies, près du passage à niveau. Laissez-moi vous raconter ce qui est arrivé ce jour-là. <br class='autobr' /> Plusieurs fois déjà, une locomotive de manœuvre est passée et repassée devant moi, tantôt (...)</p> - <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?rubrique146" rel="directory">1,2,3 j'ai vu ...</a> / <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?mot165" rel="tag">Technologie (évolution)</a>, <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?mot168" rel="tag">Vacances</a> <img class='spip_logo spip_logo_right spip_logos' alt="" style='float:right' src='https://agesettransmissions.be/local/cache-vignettes/L99xH150/arton917-8cfc8.jpg?1703617908' width='99' height='150' /> <div class='rss_texte'><p><i><a href='https://agesettransmissions.be/spip.php?article530' class='spip_in'>Ce texte est issu de notre recueil d'histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j'ai vu - Des seniors d'aujourd'hui racontent leur enfance d'hier »</a></i><br /></p> <p>Agé d'une dizaine d'années, j'étais en vacances chez ma grand-mère à Braine-le-Comte. Ce matin-là, je regardais passer les trains, juché sur la clôture en béton qui bordait les voies, près du passage à niveau. Laissez-moi vous raconter ce qui est arrivé ce jour-là.</p> <p>Plusieurs fois déjà, une locomotive de manœuvre est passée et repassée devant moi, tantôt seule, tantôt en tirant ou poussant quelques wagons destinés à un train de marchandises en formation dans la gare, cinq cents mètres plus loin.<br> Mais cette fois, la machine s'arrête devant moi dans un grand panache de vapeur blanche et, du haut de sa cabine, le mécanicien m'adresse la parole.<br class='autobr' /> « Bonjour Petit, que fais-tu là ? » Je lui réponds : « Je suis en vacances chez mes grands-parents » et il me demande : « Comment s'appelle ton grand-père ? » Je lui réponds et il s'exclame : « Emile, mais je le connais bien, nous avons travaillé ensemble dans le temps ! Aimerais-tu faire un tour en locomotive avec nous ? » J'ai dû dire oui, car il se penche par-dessus la clôture, me soulève puis me dépose sur le plancher de sa cabine.</p> <p>D'une main, il actionne un curieux robinet pour desserrer les freins et, de l'autre, il déplace un grand levier en fer pour lancer la vapeur dans les cylindres : la machine s'ébranle dans un énorme nuage blanc tandis que la cheminée, là-haut devant nous, crache des jets de fumée noire en poussant de grands soupirs enragés. Je suis très impressionné, je me tais. Le mécanicien et le chauffeur sont un peu comme des mineurs sortant de leur mine, la gueule noire de la poussière de ce bon charbon belge encore abondant à l'époque. Ils m'observent en riant. Au ras du plancher, entre les deux hommes, il y a une grande ouverture par laquelle le chauffeur jette régulièrement des pelletées de charbon dans le feu d'enfer de la chaudière. En y repensant, je garderai longtemps le souvenir vivace de la chaleur sur mon visage et de la lumière qui en rayonnait.</p> <p>Nous arrivons cahin-caha à la gare, nous nous y arrêtons pour reprendre de l'eau, car notre locomotive en a grand besoin pour produire cette belle vapeur blanche. Ensuite un contremaître vient faire ma connaissance pendant que des manœuvres attellent d'autres wagons à notre locomotive. Après un coup de sifflet assourdissant, un signal nous indique enfin que la voie est libre et, après avoir jeté un coup d'œil sur ses mystérieux manomètres, le mécanicien redémarre la machine. Vous ne me croirez jamais, mais il me propose alors de la conduire ! Il me montre la manœuvre à effectuer et, sur la pointe des pieds, je l'exécute tant bien que mal, mais ça marche ! Et c'est ainsi que nous revenons près du passage à niveau. L'un des deux hommes me dépose alors du bon côté de la clôture. Ils me font tous deux un grand geste de la main et repartent dans leur énorme machine en riant de plus belle.</p> <p>Et je remonte la rue de Ronquières en courant, pour raconter cette aventure à mes grands-parents. Ils m'écoutent attentivement mais je vois bien qu'ils ne me croient pas. Et d'ailleurs je n'insiste pas. Il me restera de cette aventure un vif intérêt pour tout ce qui roule sur terre ou vole dans l'air, que ce soit grâce au charbon ou au pétrole. Serait-ce pour cela que je deviendrai un jour ingénieur ?</p></div> Y a d'la joie (Jeannine K.) https://agesettransmissions.be/spip.php?article922 https://agesettransmissions.be/spip.php?article922 2012-08-09T12:54:03Z text/html fr Souris verte Loisirs, jeux <p>Ce texte est issu de notre recueil d'histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j'ai vu - Des seniors d'aujourd'hui racontent leur enfance d'hier » <br class='autobr' /> – Tu joues au bèbè ? <br class='autobr' /> – T'en as un ? <br class='autobr' /> – Oui, regarde, un tout nouveau qui glisse bien. <br class='autobr' /> J'exhibe un superbe morceau de bois bien lisse ; il ne quitte jamais ma poche durant la période du bèbè. Nous traçons sur le trottoir, à la craie, des carrés superposés numérotés jusqu'à huit. Le numéro neuf est le paradis. On lance le bout de bois dans un carré, puis (...)</p> - <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?rubrique146" rel="directory">1,2,3 j'ai vu ...</a> / <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?mot174" rel="tag">Loisirs, jeux</a> <img class='spip_logo spip_logo_right spip_logos' alt="" style='float:right' src='https://agesettransmissions.be/local/cache-vignettes/L99xH150/arton922-28012.jpg?1703617908' width='99' height='150' /> <div class='rss_texte'><p><i><a href='https://agesettransmissions.be/spip.php?article530' class='spip_in'>Ce texte est issu de notre recueil d'histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j'ai vu - Des seniors d'aujourd'hui racontent leur enfance d'hier »</a></i><br /></p> <p>– Tu joues au bèbè ? <br> – T'en as un ?<br> – Oui, regarde, un tout nouveau qui glisse bien. <br></p> <p>J'exhibe un superbe morceau de bois bien lisse ; il ne quitte jamais ma poche durant la période du bèbè. Nous traçons sur le trottoir, à la craie, des carrés superposés numérotés jusqu'à huit. Le numéro neuf est le paradis. On lance le bout de bois dans un carré, puis en sautant sur un pied on va d'une case à l'autre, en évitant celle où se trouve le bèbè qu'on récupère au passage, sans toucher les lignes ni perdre l'équilibre. La partie se gagne surtout par l'habileté à lancer le bèbè au bon endroit.</p> <p>En France ce jeu s'appelle la Marelle, à Liège le Tahè, à Bruxelles le Bèbè. Les filles s'y amusent pendant des heures et, si un garçon vient se joindre à elles, c'est parce qu'il n'a pas trouvé de copain disponible pour les billes ou le ballon.</p> <p>Dans la rue, nous sommes une petite bande d'enfants du même âge à jouer le plus souvent à l'extérieur, à profiter de cet espace naturel qui nous semble sans limites et sans danger. Le quartier est situé en lisière de campagne. Aucun perturbateur, pas de voiture. Parfois les charrettes à cheval des fournisseurs.</p> <p>– Allez jouer ailleurs. Regardez ce que vous avez fait…<br> Certains propriétaires hostiles ne supportent pas que l'on salisse leurs trottoirs déjà éprouvés par le passage continu des patins à roulettes, jeu dans lequel nous sommes passés maîtres. Les roues en métal griffent les pavés et le bruit agace les oreilles sensibles.</p> <p>– Chiche que tu n'oses pas sonner à la porte du tailleur.<br> – J'ose pas c'est toi qui le dis. Je l'ai déjà fait. <br> – Oui mais aux trois sonnettes en même temps …<br> – D'accord mais ne me laissez pas tomber, hein ?<br> – Vite vite courez… elle a sonné…<br></p> <p>L'émotion, la peur d'être pris sur le fait et la fierté d'avoir osé se mêlent alors au plaisir d'imaginer la tête de la victime que nous n'avons jamais l'occasion de guetter tant nous sommes pressés de nous sauver.</p> <p> Nous avons choisi un terrain vague de la rue Thiernesse. Un début de fondation pour une future maison a laissé béant un énorme trou. Cet endroit est pour nous un lieu d'escalade et la base d'un campement pompeusement baptisé « le kot » grâce à une cabane située au fond du terrain. Elle sera rapidement transformée en « Q.G. » (Quartier Général ). Toutes les décisions concernant « la bande », les jeux, les batailles avec les gosses des autres rues, les escapades vers le bois du Scheutbos, se déroulent au « kot ».</p> <p>La trottinette est très appréciée : deux roues aux gros pneus en caoutchouc, jointes par une planchette sur laquelle peuvent facilement se placer deux enfants. Un guidon, hélas sans frein, nous permet de diriger l'engin dans les virages. Le pied commande l'accélération et les manœuvres de blocage. Nous participons à des courses de vitesse autour du pâté de maisons où nous sommes autorisés à nous déplacer. <br> Et puis catastrophe … Un jour de course particulièrement effrénée privilégiant les dénivellations de certains trottoirs, mon frère et moi, à deux sur la trottinette, ne pouvons esquiver l'obstacle : chute spectaculaire sur le sol rugueux.</p> <p>Pendant les mois d'été, les plus grands organisent des joutes de « balle-chasseur ». Il faut être nombreux. Chaque camp doit atteindre avec le ballon les jambes de ceux du camp adverse. C'est l'occasion de faire la paix avec les gosses de la rue Jacques Manne, qui ne ratent aucun prétexte pour nous provoquer et saboter les installations du kot. Ensuite ce sont les parties de cache-cache palpitantes au milieu des champs qui s'y prêtent particulièrement.</p> <p>Les filles sortent leurs poupées. Les petites mamans les câlinent, échafaudent des histoires de maladies, de problèmes scolaires, de punitions sévères. Elles reproduisent en quelques minutes tout le quotidien des parents. Pour ma part je possède un superbe landau de style anglais dans lequel j'installe mon bébé préféré bien au chaud sous un remarquable couvre-lit garni de broderie anglaise.</p> <p>Nous faisons aussi des concours de dextérité à la balle. Nous en lançons une ou deux à la fois contre un mur en réalisant une série de figures compliquées. Nous mesurons l'habileté des mouvements et confrontons les progrès de chacune :</p> <p>– Regarde …Regarde…<br></p> <p>J'avoue que je m'exerce régulièrement en solitaire afin de ne pas perdre la face…<br></p> <p>La corde à sauter connaît par périodes un franc succès. Nous passons des heures et des heures à faire des bonds de plus en plus hauts ou à tourner la corde rapidement, exécutant différents moulinets et fantaisies acrobatiques.</p> <p>Puis vient le temps du cerceau qui nous fait courir à perdre haleine. Mon cerceau est en bois, léger et de belle circonférence, exigeant une grande vélocité. A l'aide d'une baguette, je le fais rouler, rectifie la trajectoire, accélère ou ralentis le rythme. A cette époque nous ne pensons pas à le faire tourner autour de la taille.</p> <p>Mon frère et moi avons la permission de sortir avec le phonographe portatif. C'est une valisette « La voix de son maître » qui permet, après avoir actionné la manivelle, de faire tourner des disques 78 tours en gomme laque. <br> Evidemment ils sont très vite griffés ce qui provoque la répétition ininterrompue de la dernière parole chantée. Assis en rond, nous écoutons avec ravissement Charles Trenet et Maurice Chevalier : Y a d'la joie… Un maçon chantait une chanson… Prosper youp la boum Je suis swing…, dernière chanson à la mode de Johnny Hess.</p> <p>Les 78 tours doivent être manipulés avec douceur : ils se cassent au moindre choc et la chaleur les fait fondre et les déforme. Les aiguilles de phonographe s'usent très vite et abîment les fragiles sillons. Si la manivelle n'est pas tournée à fond, la vitesse de lecture ralentit et l'audition devient pénible. Toutes ces précautions ne sont pas toujours respectées mais n'altèrent nullement notre plaisir.</p> <p>Chaque parent a une façon particulière de nous appeler quand l'heure est venue de réintégrer nos domiciles. Mon père siffle vigoureusement dans ses doigts : un long appel ininterrompu. La petite Monique répond sans tarder à un sifflement de sa maman modulé en plusieurs tonalités. La mère de Loulou utilise un sifflet de scout.</p> <p>Le soir, je m'endors en repensant aux jeux de la rue. Ce sont alors mes parents qui passent des heures à jouer au « jacquet », englobé dans un beau coffret en acajou à l'intérieur recouvert de feutre vert. J'entends le roulement caractéristique des dés et le déplacement sonore des pions en bois dans les cases. De temps en temps, l'exclamation approbative d'un beau coup me confirme que ce jeu-là doit être passionnant. J'ai envie d'être un peu plus grande pour en profiter moi aussi. Un fond musical rythme la soirée : Charles Trenet chante « Y a d'la joie, y a d'la joie par dessus les toits… »</p></div> Saint Nicolas d'antan (Bernadette B.) https://agesettransmissions.be/spip.php?article921 https://agesettransmissions.be/spip.php?article921 2012-08-09T12:48:57Z text/html fr Souris verte Fêtes <p>Ce texte est issu de notre recueil d'histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j'ai vu - Des seniors d'aujourd'hui racontent leur enfance d'hier » <br class='autobr' /> Les souvenirs les plus grandioses de mon enfance (je parle des années 50) sont les fêtes de Saint-Nicolas. Je dis bien « LES » fêtes, car il s'agissait de toute une série de festivités, non pas commerciales comme aujourd'hui, mais plutôt intimistes et familiales, très excitantes. La pression montait jusqu'au 6 décembre et je crois bien qu'à ce petit jeu (...)</p> - <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?rubrique146" rel="directory">1,2,3 j'ai vu ...</a> / <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?mot149" rel="tag">Fêtes</a> <img class='spip_logo spip_logo_right spip_logos' alt="" style='float:right' src='https://agesettransmissions.be/local/cache-vignettes/L99xH150/arton921-ce3fa.jpg?1703617908' width='99' height='150' /> <div class='rss_texte'><p><i><a href='https://agesettransmissions.be/spip.php?article530' class='spip_in'>Ce texte est issu de notre recueil d'histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j'ai vu - Des seniors d'aujourd'hui racontent leur enfance d'hier »</a></i><br /></p> <p>Les souvenirs les plus grandioses de mon enfance (je parle des années 50) sont les fêtes de Saint-Nicolas. Je dis bien « LES » fêtes, car il s'agissait de toute une série de festivités, non pas commerciales comme aujourd'hui, mais plutôt intimistes et familiales, très excitantes. La pression montait jusqu'au 6 décembre et je crois bien qu'à ce petit jeu les parents s'amusaient autant que les enfants !</p> <p>Vers la mi-novembre, on commençait à se préparer, à s'efforcer d'être sage pour que le grand Saint vienne, la nuit, déposer une friandise dans les pantoufles alignées devant la cheminée. Si nous ne l'avions pas mérité, c'était à son terrible adjoint, Père Fouettard, de nous sanctionner. Je me souviens ainsi d'avoir découvert au lever, à la place de la douceur convoitée, une vulgaire baguette baignant dans un verre de vinaigre, ce qui me laissa fort mortifiée. Mais ce qui me sidéra fut de voir Maman, ignorant que je l'observais, se saisir du verre et en reverser le contenu dans sa bouteille de vinaigre : j'en restai fort perplexe…</p> <p>Les longues soirées d'automne se passaient à chanter les ritournelles d'usage pour implorer la venue du grand Saint, tout en faisant des rondes endiablées autour de Maman et parfois, le jeudi, autour de tante Jeanne. Toutes deux faisaient mine d'être très occupées à leurs travaux d'aiguilles mais stimulaient l'ardeur de nos invocations jusqu'au moment miraculeux où un déferlement de noix, noisettes, bonbons, friandises nous tombait dessus. Tante Jeanne nous certifiait avoir vu une main gantée de blanc sortir de la cheminée ; elle en rajoutait même, jurant ses grands dieux qu'elle avait vu s'enfuir la queue fourchue de Père Fouettard. Inutile de dire que notre émotion était grande !</p> <p>Un moment fort était aussi celui de la rédaction de la lettre à Saint-Nicolas. Elle devait être déposée au pied de la cheminée la veille du 6 décembre, dernier délai ! On y apportait grand soin : les aînées, qui savaient déjà écrire, la rédigeaient pour elles-mêmes, puis pour les petits qui n'en étaient pas encore à ce stade mais avaient à cœur d'apporter leur touche personnelle en dessinant le cadeau convoité afin d'éviter toute méprise.</p> <p>Et enfin, le grand jour arrivait. Même si nous bouillions d'impatience dès le petit matin, il fallait attendre que tout le monde soit debout et, au signal, on s'alignait derrière Papa, la plus jeune lui collant à l'arrière-train, suivie des plus grands par rang d'âge, pour terminer par Maman. Papa prenait un malin plaisir à parcourir ainsi toute la maison : il passait la tête dans une pièce et lançait de tonitruants « OH ! » de surprise qui nous faisaient bondir et pousser par l'arrière… Bien entendu, la pièce se révélait banale, sans la moindre trace de cadeaux !</p> <p>Deux fois, trois fois le scénario se répétait, en fonction des pièces de la maison susceptibles d'avoir été choisies par le grand saint. Evidemment, c'était la toute dernière du circuit qui était la bonne. La curiosité avait été portée à son paroxysme, si bien que le spectacle des cadeaux, jeux et friandises qui s'offrait à nos yeux nous laissait émerveillés. Le nombre et la variété des couleurs y étaient sans doute pour beaucoup, certainement plus que la valeur des cadeaux qui, à l'époque, n'atteignaient pas les budgets d'aujourd'hui : c'était un livre, un album à colorier, un jeu de société, une boîte de couleurs, un plumier garni, une poupée… Tout faisait notre ravissement.</p> <p>Nos premiers livres de Tintin furent ainsi des cadeaux de Saint-Nicolas : Monique reçut « Le Lotus bleu », à Ghislaine échut « Le sceptre d'Ottokar », quant à moi, c'est « Tintin au Congo » qui fit mon bonheur. J'étais encore loin d'imaginer à l'époque à quel point c'était pour moi un clin d'œil prémonitoire, puisqu'après mon mariage, j'eus la chance d'aller vivre en Afrique. Papa et Maman nous regardaient pousser des Oh ! et des Ah ! d'émerveillement. Ils étaient heureux…</p> <p>Le dimanche qui suivait, c'était au tour de tante Jeanne d'apporter tout ce que le patron des enfants lui avait confié à notre intention. Son filleul, Léon, l'amenait en voiture : c'était bien nécessaire, vu le nombre impressionnant de colis qui remplissaient le coffre et l'habitacle de la Fiat 500. Il eût été impossible pour elle de prendre le tram pour venir chez nous ce jour-là. A peine un petit bonjour, et hop !, ils disparaissaient tous deux au salon. Nous étions consignés dans la salle à manger. La curiosité était à son comble et nous tentions, malgré tout, de regarder par la vitre de la porte donnant sur l'enfilade de la « belle salle-à-manger » et du salon, mais Maman ou Papa montaient bonne garde. Enfin, tante Jeanne, flanquée de Léon, venait donner le feu vert !</p> <p>J'ai gardé longtemps, jusqu'à mon mariage je crois, la superbe poupée en biscuit qui ouvrait et fermait les yeux comme une coquette qu'elle était, revêtue d'une robe féerique en tulle bleu et rose, la tête coiffée d'une capeline de teinte identique. Elle allait même, suprême raffinement pour l'époque, jusqu'à crier « Maman » quand on la berçait d'avant en arrière…</p> <p>Enfin, last but not least, c'était au tour de mon parrain Léon de nous convier chez lui aux réjouissances de la Saint-Nicolas. Outre l'assiette de friandises bien garnie, chacun avait droit à un livre approprié à son âge, et le fait d'être sa filleule renforçait à mes yeux la valeur de mon cadeau. A l'heure actuelle, certains des livres reçus de mon parrain figurent toujours en bonne place dans ma bibliothèque et je lui en garde une reconnaissance attendrie.</p></div> Il était une fois un livre (Danielle W.) https://agesettransmissions.be/spip.php?article920 https://agesettransmissions.be/spip.php?article920 2012-08-09T12:46:35Z text/html fr Souris verte Education hors école Loisirs, jeux <p>Ce texte est issu de notre recueil d'histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j'ai vu - Des seniors d'aujourd'hui racontent leur enfance d'hier » <br class='autobr' /> Ah, ces histoires contées par un Papa aimant ! Et ces pages tournées par une enfant ravie d'entendre les mots qui racontent ! Parmi tous les livres de mon enfance, il en est un dominant tous les autres : « Mitchi l'ourson » ! Unique par sa taille, ses héros, son intrigue. Savoureux par ce jaillissement d'émotions provoquées tout au long de la lecture. (...)</p> - <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?rubrique146" rel="directory">1,2,3 j'ai vu ...</a> / <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?mot143" rel="tag">Education hors école</a>, <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?mot174" rel="tag">Loisirs, jeux</a> <img class='spip_logo spip_logo_right spip_logos' alt="" style='float:right' src='https://agesettransmissions.be/local/cache-vignettes/L99xH150/arton920-4332a.jpg?1703617908' width='99' height='150' /> <div class='rss_texte'><p><i><a href='https://agesettransmissions.be/spip.php?article530' class='spip_in'>Ce texte est issu de notre recueil d'histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j'ai vu - Des seniors d'aujourd'hui racontent leur enfance d'hier »</a></i><br /></p> <p>Ah, ces histoires contées par un Papa aimant ! Et ces pages tournées par une enfant ravie d'entendre les mots qui racontent ! Parmi tous les livres de mon enfance, il en est un dominant tous les autres : « Mitchi l'ourson » ! Unique par sa taille, ses héros, son intrigue. Savoureux par ce jaillissement d'émotions provoquées tout au long de la lecture. L'intrépide « Mitchi » m'entraînait au cœur de la forêt, à la rencontre d'un univers magique où petites et grosses bêtes se côtoyaient, s'entraidaient, se fuyaient, se dévoraient. Avec ce livre, m'a-t-on dit, j'accrus mon vocabulaire. Je me mis aussi à construire mes premières phrases. Sous forme d'onomatopée ou de mot solitaire, je nommai mes sensations de peur, surprise, enthousiasme, désappointement. Je m'appropriai ainsi l'histoire autant que son support, le livre.</p> <p>A cette époque, les albums jeunesse ne figuraient dans aucune bibliothèque. Pas plus, bien sûr, que les animations autour du livre illustré. Heureusement, à la maison, il me suffisait d'ouvrir une armoire pour découvrir petits « livres d'or », contes de Grimm ou de Perrault, albums du Père Castor… Il arrivait aussi qu'un conte pour adulte soit lu aux trois petites filles assises ci et là autour du père qui doucement entamait la lecture de Maeterlinck ou d'Alphonse Daudet. Parfois, mon père qui voulait s'amuser nous lisait une fable bruxelloise comique mais surtout vibrante de cet accent marollien parfaitement mis en scène.</p> <p>Comme j'étais éprise de livres dès le plus jeune âge, mes parents n'hésitèrent pas à m'inscrire en première année alors que j'allais seulement fêter mon cinquième anniversaire. Le matin du 15 septembre 1952, j'enfilai pour la première fois cette sombre robe marine qui, pour rester nette, serait dès mon arrivée à l'école, couverte d'un grand tablier noir. Oscillant entre fierté et réserve, je fis mon entrée dans la classe de Mère Saint Antoine de Padoue. Une trentaine de fillettes et une petite dizaine de garçonnets étaient assis là, chacun à son banc, silencieux, attentifs.</p> <p>L'apprentissage des six voyelles serait rapidement suivi des premières consonnes. Au rythme d'un métronome, nous lisions, à tour de rôle, les petites phrases stéréotypées des manuels scolaires : Remi a une rame. Papa fume la pipe. Léa garde le bébé… Pas question d'ânonner ! Il fallait suivre la mesure du petit instrument à pendule en déchiffrant les syllabes, voire les mots, avec exactitude et rapidité.</p> <p>En fin de semaine, quand la maîtresse avait perçu notre bonne volonté mais aussi notre capacité à intégrer nouvelles lettres, nouveaux sons, nouveaux vocables, nous étions honorés d'une belle carte dorée accompagnée d'un TB en lecture. Nombreuses furent mes cartes d'excellence durant cette année. Peu importe si les années suivantes, elles prirent la couleur rose ou verte ! Au son de cloche signalant le retour à la maison, je rangeais méthodiquement ce trésor dans la petite poche avant de mon cartable. Arrivée chez moi, alors que je n'avais pas encore retiré écharpe et manteau, je brandissais, éclatante de lumière, mon trophée. A cet instant, j'oubliais tous mes efforts. Seuls restaient l'ivresse de l'apprentissage, le réconfort du résultat et le sourire heureux de mes père et mère.</p> <p>Vite, je fus récompensée de ces progrès. En effet, mon père ne tarda pas à mettre dans mes mains la littérature de la Comtesse de Ségur. Les malheurs de Sophie ouvrirent la série. Aussi désuète que puisse apparaître aujourd'hui cette écriture, je mordis à pleines dents dans tous les romans de cette écrivaine. Ses héros devinrent mes compagnons de jour et de soirée. Qu'ils prennent la tenue de petites filles modèles ou d'une autre capricieuse, qu'ils surgissent en femme autoritaire ou en général moustachu, qu'ils se complaisent en cousin fidèle ou en diablotin, tous me fascinaient, me transportant de l'auberge au château, de la route à pied à la diligence, de la crainte du fouet aux éloges bienfaisants. La collection ne fut pas suffisamment étoffée pour combler ma soif d'aventures et de relations imagées. Tous ces bouquins furent lus et relus. Parfois cachés sous la couverture quand mes parents jugeaient qu'il était trop tard pour garder la lumière allumée.</p> <p>Ainsi vint l'heure du camouflage. Dans les années qui suivirent celle où la lecture de tous les phonèmes fut rendue accessible, je me désintéressai progressivement des autres apprentissages. Plutôt que d'étudier mes leçons, je saisissais mon roman qui, lorsque ma mère arrivait intempestivement dans ma chambre, glissait adroitement sous d'autres livres sortis tout droit du cartable. Ce petit scénario resta toujours inconnu à d'autres que moi. Précieux souvenir d'un temps géré comme je l'entendais, hors de toute directive, tout ennui, tout contrôle. Mieux, je me sentais soutenue par ce passé encore proche où mon père avait tout mis en œuvre pour me donner le goût des mots, des histoires, des livres. Je ne voyais donc aucun inconvénient à tricher de la sorte.</p> <p>Des collections entières défilèrent sous mes yeux. L'une d'entre elles, « Belle Humeur » portait un nom éloquent, capable d'évacuer toute lassitude, morosité, austérité. Certes, les livres furent mes compagnons les plus fidèles. Grâce à eux, je ne me sentais jamais vraiment seule. Ma capacité d'identification était sans mesure. Avec aisance, je me retrouvais dans tel personnage ou face à lui, dans telle réplique ou en réponse à celle-ci, au cœur de telle aventure ou discrètement aux côtés de ce qui se vivait. Certains héros avaient mes faveurs : l'enfant démuni, le jeune espiègle, la méchante femme, le professeur tyrannique. Tout mon rapport à l'autorité se jouait au cœur de ces histoires que je buvais comme du petit lait.</p> <p>Vint le jour où mon père jugea que je pouvais aborder une autre littérature. Le passage se fit douloureusement. Suscitant, au départ, peu d'émotions, ces nouveaux romans me laissèrent dépitée. Jusqu'au moment où je découvris Cesbron, Bazin, Mauriac. Avec eux, je retrouvais mes héros préférés. Quel soulagement ! L'adolescente que j'étais devenue n'était pas abandonnée par les Grands de la littérature française. Et le goût de la lecture reprit doucement …Tantôt encouragée par un livre passionnant, tantôt désenchantée par une contrainte scolaire.</p> <p>Dois-je rendre grâce à cette époque où ni la télévision, ni les jeux vidéo, ni l'Internet, ni les GSM ne pouvaient détrôner la passion du livre ? Dois-je imaginer que le livre serait passe-temps dérisoire si, en ce 21ème siècle, j'étais enfant ?</p> <p>Aujourd'hui, entrer dans une bibliothèque ou une librairie est un plaisir. Acheter un livre est toujours un geste fort. Que ce soit pour moi ou pour l'offrir. Parmi tous les livres, les albums illustrés pour enfants occupent une place de choix. Quelle joie de voir mes petits-enfants me tendre un livre ! Quel régal de saisir leur visage tout ouvert à l'histoire qui se racontera ! Quel bonheur de sentir, au fil des pages tournées adroitement par leurs petits doigts, la relation de proximité qui se noue entre eux et moi ! Quel enthousiasme enfin quand je constate leur préférence, celle de la lecture au DVD !</p></div> Le cinéma (Annie B.) https://agesettransmissions.be/spip.php?article919 https://agesettransmissions.be/spip.php?article919 2012-08-09T12:43:44Z text/html fr Souris verte Loisirs, jeux <p>Ce texte est issu de notre recueil d'histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j'ai vu - Des seniors d'aujourd'hui racontent leur enfance d'hier » <br class='autobr' /> Le samedi après-midi, l'école était fermée. Quel dommage, j'y serais bien allée, y compris le dimanche. Pour m'empêcher de faire des bêtises durant ce demi-jour de congé, ma mère m'envoya dès mon plus jeune âge au cinéma, voir les films « enfants admis ». Il faut dire que juste en face du magasin que tenait ma mère, il y avait un cinéma. Ainsi me suffisait-il (...)</p> - <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?rubrique146" rel="directory">1,2,3 j'ai vu ...</a> / <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?mot174" rel="tag">Loisirs, jeux</a> <img class='spip_logo spip_logo_right spip_logos' alt="" style='float:right' src='https://agesettransmissions.be/local/cache-vignettes/L99xH150/arton919-90de9.jpg?1703617908' width='99' height='150' /> <div class='rss_texte'><p><i><a href='https://agesettransmissions.be/spip.php?article530' class='spip_in'>Ce texte est issu de notre recueil d'histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j'ai vu - Des seniors d'aujourd'hui racontent leur enfance d'hier »</a></i><br /></p> <p>Le samedi après-midi, l'école était fermée. Quel dommage, j'y serais bien allée, y compris le dimanche. Pour m'empêcher de faire des bêtises durant ce demi-jour de congé, ma mère m'envoya dès mon plus jeune âge au cinéma, voir les films « enfants admis ». Il faut dire que juste en face du magasin que tenait ma mère, il y avait un cinéma. Ainsi me suffisait-il de traverser la rue.</p> <p>Je recevais quelques pièces de monnaie, de la caisse du magasin, pour me nourrir tant l'estomac que l'esprit. Munie de trois pièces de 1 franc, de deux pièces de 50 centimes et de quatre pièces de 25 centimes (avec un trou au milieu), j'allais d'abord à la pâtisserie Ottoy, distante de 3-4 maisons. Là, je commandais quatre « piccolos » légèrement sucrés à 25 centimes l'unité, que je dégusterais pendant la projection en veillant à ne pas abandonner de miettes sur mes vêtements. Il me restait des sous pour payer les 1 franc 25 centimes de la place la plus chère. Le solde des 5 francs devait être remis à ma mère sans en avoir perdu ou dépensé plus que le prix des sandwichs mous et de la place de cinéma. Pas question de frisko !</p> <p>Le spectacle se déclinait en trois parties. En première partie, un pianiste, un chanteur ou un comique venait tristement gagner son cachet. Je n'aimais pas le piano dont le son discordant choquait mes oreilles enfantines. J'aimais encore moins le chanteur qui braillait tristement une ritournelle dont je ne comprenais pas les paroles et encore moins le sens. Quant au comique, je ne sais pas qui il faisait rire et certainement pas moi ! Que ces artistes payés au cachet me semblaient courageux de venir sur scène se produire dans de si tristes levers de rideau. Mais enfin il fallait bien qu'ils vivent ! Donc je les applaudissais de toutes mes forces.</p> <p>La deuxième partie, les actualités, était précédée par des publicités rudimentaires dont la fin était scellée par un sympathique petit noir qui vantait la marque d'un délicieux chocolat ! Les actualités concernaient la plupart du temps des événements politiques ou de la colonie, le Congo belge, dont je ne comprenais pas grand-chose sauf s'il était question des fameux généraux russes que je connaissais si bien par leurs images dans le Soir Illustré. Les actualités étaient débitées d'une voix rocailleuse par un présentateur, probablement très expert mais diablement monocorde. L'entracte venait mettre un terme aux deux premières parties. C'était l'occasion d'acheter des bâtons de crème glacée qui m'étaient interdits, par crainte des caries ! Mais j'en profitais pour franchir un rideau rouge d'une propreté douteuse pour me rendre à l'endroit d'aisances afin de me soulager avant le grand film.</p> <p>Enfin, un lourd rideau de velours rouge s'ouvrait, l'écran s'illuminait pour la projection d'extraits du film de la semaine suivante, ensuite le grand film commençait. Zorro muet joué par Douglas Fairbanks Senior. J'en avais plein les yeux. J'étais amoureuse de ce très bel homme qui sauvait les pauvres et les opprimés et enlevait sur son fougueux cheval noir la belle de l'histoire. Le déroulement de l'intrigue était chaotique, la bande de projection était de piètre qualité et sautait aux moments les plus palpitants. La toile était traversée de stries bizarres comme s'il pleuvait. Qu'à cela ne tienne, je me sentais vivre les aventures de ce Zorro silencieux mais si expressif. La nuit, je me rêvais accomplissant ses exploits, surtout contre le gros sergent Garcia.</p> <p>Je restais en général deux séances, c'est-à-dire toute l'après-midi. Je rentrais chez moi lorsque les lumières de la rue étaient déjà allumées, dont le réverbère, planté devant la vitrine du magasin, dernier vestige d'une époque révolue.</p> <p>Je devins incollable sur les titres et les acteurs de cette filmographie : les comédies musicales avec le couple formé par Yvonne Printemps et Pierre Fresnay, les ballets aquatiques d'Esther Williams, les aventures de Tarzan avec Johnny Weissmuller et plus tardivement les films en couleurs comme « Aladin et la lampe merveilleuse » et le splendide « Autant en emporte le vent » avec Vivien Leight et Clark Gable.</p> <p>Que de samedis insouciants passés à user mes fesses sur les sièges des salles obscures !</p></div> Jouets et jeux interdits (Annie B.) https://agesettransmissions.be/spip.php?article918 https://agesettransmissions.be/spip.php?article918 2012-08-08T10:00:22Z text/html fr Souris verte Education hors école Fêtes Loisirs, jeux <p>Ce texte est issu de notre recueil d'histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j'ai vu - Des seniors d'aujourd'hui racontent leur enfance d'hier » <br class='autobr' /> Mon père, conscient de sa santé précaire et des temps difficiles qui s'annonçaient depuis son mariage en 1937, et de façon encore plus préoccupante de la montée du nazisme, voulait absolument assurer l'indépendance économique de son épouse. <br class='autobr' /> Alors que jeune couple, ils louaient, chaussée d'Alsemberg à Uccle, dans la partie commerçante de la rue, un petit (...)</p> - <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?rubrique146" rel="directory">1,2,3 j'ai vu ...</a> / <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?mot143" rel="tag">Education hors école</a>, <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?mot149" rel="tag">Fêtes</a>, <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?mot174" rel="tag">Loisirs, jeux</a> <img class='spip_logo spip_logo_right spip_logos' alt="" style='float:right' src='https://agesettransmissions.be/local/cache-vignettes/L99xH150/arton918-d69e3.jpg?1703617908' width='99' height='150' /> <div class='rss_texte'><p><i><a href='https://agesettransmissions.be/spip.php?article530' class='spip_in'>Ce texte est issu de notre recueil d'histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j'ai vu - Des seniors d'aujourd'hui racontent leur enfance d'hier »</a></i><br /></p> <p>Mon père, conscient de sa santé précaire et des temps difficiles qui s'annonçaient depuis son mariage en 1937, et de façon encore plus préoccupante de la montée du nazisme, voulait absolument assurer l'indépendance économique de son épouse.</p> <p>Alors que jeune couple, ils louaient, chaussée d'Alsemberg à Uccle, dans la partie commerçante de la rue, un petit appartement au-dessus d'un coiffeur, mon père, expert-comptable de formation et de profession, envisageait l'achat d'une maison à double usage : habitation et commerce, de manière à ce que son épouse puisse se livrer à domicile à des occupations commerciales dans le textile, domaine dans lequel elle avait déjà travaillé pendant plus de 11 ans.</p> <p>Ma conception, non désirée d'après ma mère, parce que mon père n'aimait pas les enfants, se fit en début de guerre 1940-1945. Si mes calculs sont exacts, en me basant sur ma date de naissance, elle dut avoir lieu dans un frisson glacé fin octobre 1941. Lorsque j'eus 18 mois, mes parents quittèrent le coiffeur pour occuper une maison avec un rez-de-chaussée commercial dans lequel furent aménagées deux pièces à l'avant pour une activité commerciale et deux pièces à l'arrière comme salle à manger et cuisine. C'est là que je passai mon enfance et ma pré-adolescence et que je me livrai aux jeux habituels des enfants de cet âge.</p> <p>Le commerce, ouvert en 1944, permettait à ma mère de réintégrer le circuit du travail et ce, de façon indépendante, et d'écouler les productions textiles de son ancien patron, avec qui elle avait des relations privilégiées. Dans ce magasin, malgré les difficultés d'approvisionnement en temps de guerre, les femmes pouvaient acquérir des denrées rares et coûteuses comme des bas de soie, des combinaisons en satin, et des dessous de bonne facture. D'autre part, un département bébé – enfants offrait des chaussons, des camisoles et des barboteuses assez mignonnes, bien que chères. Et c'est pour ce commerce que je fus privée des jouets de ma tendre enfance !</p> <p>A chaque fête, Saint-Nicolas, Noël, Nouvel An, mes grands-parents paternels m'offraient un jouet de qualité. Le premier, un délicat bébé en porcelaine, dont la taille était pareille à la mienne, avait de bons gros yeux qui bougeaient dans leurs orbites et qui me donnaient l'impression de me regarder intensément. Hélas « mon bébé » me fut rapidement confisqué par ma mère qui estimait que ce cadeau était beaucoup trop cher pour une enfant, que de plus il était fragile et que j'allais à coup sûr le laisser tomber et le casser. C'est ainsi que « mon bébé » fut mis en vitrine. Il servait de mannequin, habillé des chaussons, camisoles et barboteuses, qui ensuite, lorsque le soleil avait quelque peu terni leur couleur, m'étaient généreusement attribués.</p> <p>Le deuxième jouet qui entra fugacement dans ma vie fut une poupée, également en porcelaine et tout aussi impressionnante par la taille que l'était mon bébé. Elle avait des cheveux blonds et une coiffure de Demoiselle, avec des boucles et un toupet, à l'image des coiffures des élégantes de l'époque. Elle était très bien habillée et chaussée : robe en organdi bleu, travaillée de volants, de guipures et de smocks. Ses pieds étaient emprisonnés dans de fines chaussettes en coton blanc et des ballerines en délicat cuir blanc. Ses grands yeux bleus, un peu tristes, me regardaient avec l'expression muette d'un adieu imminent.</p> <p>Effectivement, aussitôt la fête passée, ma poupée me fut reprise sous les mêmes prétextes que pour mon bébé : jouet trop grand, trop fragile et, en plus, ridicule pour une enfant de mon âge. Elle fut replacée temporairement dans sa boîte cadeau. Mais je ne fus pas dupe de la manœuvre manipulatoire. Et je revis ma poupée vivre sa vie en vitrine, habillée de vêtements d'enfants, alors qu'elle était une princesse !</p> <p>Je compris que les jouets, ce n'était pas pour moi. Dès lors, je me réfugiai des heures dans les toilettes à feuilleter les « Soir Illustré » installés en pile du côté gauche du cabinet. J'y passai de si longs moments que mes fesses finissaient par rester collées à la lunette du WC. Elles en sortaient toutes rouges et écarlates lorsque les cinq doigts de la main frappeuse de ma mère s'y étaient imprimés.</p> <p>Le troisième jouet-cadeau fut un nounours bourré de paille. Il avait une bonne tête avec ses yeux en forme de boutons de bottines. Il faisait bête de cirque clownesque vêtu de son habit à carreaux, sa cravate verte et son nez rouge. Je remerciai mes grands-parents tout en sachant obscurément que ce nounours, comme les deux jouets précédents, prendrait le chemin de la vitrine pour y vivre une bizarre vie de nounours exposé aux regards des clients.</p> <p>Je n'eus à ma souvenance plus de jouets comme cadeau, ma mère invoquant mon désintérêt pour le jeu. Par contre je continuai à enrichir ma connaissance visuelle des généraux russes figurant en bonne place, en noir et blanc dans les pages politiques du journal « Le Soir » et du « Soir Illustré ». Parfois, en cas de pénurie de rouleaux de papier toilette, ils finissaient leur brillante carrière de manière peu glorieuse.</p> <p>Un événement heureux s'introduisit dans mes journées peu ludiques, je fis la connaissance d'une petite fille de deux ans mon aînée, dont la mère était une cliente assidue du magasin de lingerie fine que ma mère tenait de main de « maîtresse ». Elle s'appelait Henriette. Elle était dotée d'un caractère jouette malgré ses six ans. J'avais sans doute une frimousse sympathique et je fus prise en amitié par sa mère qui convint avec la mienne que les après-midi du jeudi ou du samedi, Henriette aurait l'autorisation de venir jouer à ma maison, dans le jardin, lorsque le temps le permettait.</p> <p>Quel plaisir ! Henriette avait une imagination créatrice débordante. Avec un rien elle organisait un jeu passionnant. Elle apportait le matériel, vieux rideaux, caisse à oranges, objets déglingués délaissés, et en faisait des merveilles : déguisements de princesse, grottes artificielles, … Nous nous entendions comme larrons en foire. Nous étions silencieuses et discrètes mais nous nous amusions beaucoup.</p> <p>Je fus invitée chez Henriette pour y passer les après-midi pluvieux dans sa grande maison de maître, avenue Brugmann. La maman d'Henriette était accueillante et me proposait toutes sortes de bonnes choses comme du chocolat, de la glace, des gâteaux, des bonbons que je déclinais poliment en répondant :</p> <p>– Merci beaucoup, Madame, mais je n'aime pas trop les chocolats. Et puis c'est mauvais pour les dents, cela donne des caries !</p> <p>J'étais une petite fille modèle, ce qui fut dit à ma mère en guise de félicitations. J'étais tellement propre, bien habillée, sage et disciplinée. Je ne maculais jamais mes vêtements de taches, je ne faisais pas de faux plis dans mes habits et en plus je ne coûtais pas cher en sucreries et autres friandises. Un beau jour, Henriette ne vint plus. Ma mère m'intima l'interdiction absolue de la revoir en déclarant sèchement :</p> <p>– Henriette n'est pas une bonne fréquentation pour toi. Elle est menteuse et ressemble à son père qui est joueur et coureur.</p> <p>Qu'est-ce que cela signifiait ? Je ne comprenais rien mais j'en conclus dans ma tête d'enfant que tant les jouets que les jeux m'étaient interdits.</p> <p>Longtemps plus tard, lorsque j'étais une adulte, je compris que ma mère, commerçante dans l'âme, avait privilégié, en invoquant de mauvaises raisons, la vitrine du magasin à mes jeux enfantins. Quant à mon amie Henriette, il est vrai que son père avait fait fondre le patrimoine de sa famille, quitte à la plonger dans la ruine, en jouant de manière compulsive, mais était-ce suffisant pour me priver des jeux innocents avec Henriette ?</p></div> Une longue langue (Moune) https://agesettransmissions.be/spip.php?article916 https://agesettransmissions.be/spip.php?article916 2012-08-08T09:49:26Z text/html fr Souris verte Ecole, études <p>Ce texte est issu de notre recueil d'histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j'ai vu - Des seniors d'aujourd'hui racontent leur enfance d'hier » <br class='autobr' /> « Tu as une trop longue langue, Monique ! » me crie l'institutrice. Moi, … une trop longue langue ? J'ai quatre ans et je ne sais pas ce que signifie cette expression. Etonnée, je regarde les enfants autour de moi. Ils rient d'un air moqueur. Je ne comprends pas ce qui m'arrive. Je porte la main à ma bouche et je cherche ma langue. Je la tâte, je la (...)</p> - <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?rubrique146" rel="directory">1,2,3 j'ai vu ...</a> / <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?mot142" rel="tag">Ecole, études</a> <img class='spip_logo spip_logo_right spip_logos' alt="" style='float:right' src='https://agesettransmissions.be/local/cache-vignettes/L99xH150/arton916-9d953.jpg?1703617908' width='99' height='150' /> <div class='rss_texte'><p><i><a href='https://agesettransmissions.be/spip.php?article530' class='spip_in'>Ce texte est issu de notre recueil d'histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j'ai vu - Des seniors d'aujourd'hui racontent leur enfance d'hier »</a></i><br /></p> <p>« Tu as une trop longue langue, Monique ! » me crie l'institutrice. Moi, … une trop longue langue ? J'ai quatre ans et je ne sais pas ce que signifie cette expression. Etonnée, je regarde les enfants autour de moi. Ils rient d'un air moqueur. Je ne comprends pas ce qui m'arrive. Je porte la main à ma bouche et je cherche ma langue. Je la tâte, je la tire …si fort que ma salive coule sur mon chandail bleu et le mouille. Des yeux, je cherche un miroir. Il faut que je sache, que je la voie ! Je me lève de table et me dirige vers la maison des poupées.</p> <p>« Où vas- tu Monique ? » hurle l'institutrice. Je me tourne vers elle en tremblant : « Je veux regarder si ma langue a grandi , comment elle est longue… » « Tu te moques de moi, en plus ! » me répond la maîtresse dont le visage devient rouge écarlate. « Je vais te montrer, moi, de quelle longueur est ta langue !.....viens ici ! » D'un pas mal assuré, j'avance vers l'estrade où se trouve le bureau. Je ne suis à l'école maternelle que depuis trois mois et je n'aime pas du tout mon institutrice. Elle ne fait aucun effort pour m'intégrer à la classe.</p> <p>Pourtant elle sait que je suis perturbée par les déménagements successifs de mes parents. Nous sommes en 1953, en Allemagne. Je fréquente, pour la première fois, l'école maternelle réservée aux enfants des militaires des forces belges d'occupation. Papa change de garnison très souvent et nous en sommes à notre sixième déménagement en quatre ans. J'ai à peine le temps de m'adapter à une maison, à un quartier, à des amis, qu'à nouveau Maman fait les malles pour un nouvel endroit. C'est ainsi que je suis arrivée dans cette école maternelle belge de Kassel en plein milieu de l'année scolaire.</p> <p>Je suis pourtant une gentille petite fille, je ne suis pas difficile, mais j'ai besoin de sentir autour de moi de l'affection, de l'attention et de la gentillesse. Ce n'est pas vraiment le cas dans cette classe ! Je découvre, étonnée, des sentiments qui m'étaient inconnus jusqu'ici : la peur, l'incompréhension, l'angoisse et la méchanceté. J'ai pour les adultes beaucoup de respect. Mes parents m'ont appris à écouter, à obéir et à être polie. Mais je suis une petite fille curieuse et je pose beaucoup de questions. Trop sans doute !</p> <p>« Alors, c'est pour aujourd'hui ou pour demain ? » crie la voix qui me ramène à la réalité. Je sens la gêne monter en moi. Mes mains deviennent moites. Je les essuie sur ma jupe écossaise espérant trouver dans ce tissu épais la force suffisante pour faire les derniers pas qui me conduiront face à cette grande personne en colère. D'un regard, je cherche auprès de mes petits copains un encouragement, un mot ... Mais les enfants n'osent pas me regarder. Ils continuent leur bricolage.</p> <p>La classe sent la colle et la peinture. Derrière la vitre, j'aperçois les arbres dénudés et un oiseau qui s'envole. Je voudrais pouvoir le suivre et quitter cet endroit. Je me sens perdue. Les larmes commencent à perler au coin de mes yeux. Je veux ma maman ! A quelques pas de moi, l'institutrice s'agite. Elle retire du fond de son armoire un grand carton rouge et de la ficelle. Avec sa paire de ciseaux, elle se met à découper dans le carton, une forme étrange. Je m'approche. Qu'est ce que c'est ? Un poisson ? Une fleur ?</p> <p>Je l'observe avec crainte : elle est vieille, laide, grande, avec sur le sommet de la tête un petit chignon ridicule qui ressemble à une prune et sur le bout de son grand nez crochu, des petites lunettes cerclées. Tandis que ses doigts s'ouvrent et se ferment et que les ciseaux crissent sur le carton, un petit sourire se dessine sur son visage. Peut-être que je me trompe, elle me fait peut-être une surprise ?</p> <p>Je m'approche encore et m'intéresse à son travail : « Vous faites quoi, Madame ? » « Tu vas voir, ma petite, ce que je fais…tu vas voir ! Attends un peu que je termine ! » Mes yeux sont fixés sur ce carton rouge. Je la vois faire deux trous avec sa perforatrice et passer une ficelle dans chacun d'eux. « …..Ah, ah ,ah…..Je me demande si tu vas encore parler autant après ce que je vais te mettre autour du cou, mon enfant ! » Ces mots sont dits avec une expression si étrange que je me remets à trembler.</p> <p>Elle se lève et s'approche très près de moi. ...Je recule. ...Elle avance. …Je recule encore. Elle m'attrape par les épaules et place ce grand carton rouge devant ma bouche, attache les ficelles derrière ma tête et serre bien fort. « Tu te demandais ce que c'était une longue langue ? Eh bien tu le sais maintenant ! Voilà, c'est ça, une longue langue : une langue qui n'arrête pas de parler, de s'agiter, qui me pose des questions sans arrêt, une langue qui m'énerve !!! Tu vas rester ainsi devant la classe jusqu'à midi. Vous voyez les enfants ? Et celui qui veut la même, il n'a qu'à me le dire. J'en ai encore beaucoup dans mon armoire, du carton rouge ! »</p> <p>Et c'est ainsi que je me retrouve, à quatre ans, humiliée, dégradée, rabaissée, diminuée, sans défense, devant quinze enfants qui me regardent mi-amusés mi-effrayés. Jamais je n'oublierai cette journée. J'ai ressenti tant de haine ce jour-là pour cette femme à qui les parents confiaient chaque jour leurs enfants. Toute ma scolarité en sera perturbée : je n'avais plus confiance dans les enseignants, je n'osais plus m'exprimer, je ne posais plus de questions.</p> <p>Est-ce la raison pour laquelle j'ai choisi le métier d'institutrice maternelle ? Je pense, en effet, qu'inconsciemment, j'ai voulu prouver que l'on pouvait être différent avec les enfants, que le rôle de l'enseignant est de donner confiance, de guider, d'aider chacun à découvrir la vie avec passion, avec gentillesse, avec intérêt, avec partage.</p> <p>Il n'y a pas si longtemps, je racontais cette anecdote aux enfants de ma classe. Un petit garçon s'est levé et m'a dit : « Mais pourquoi tu l'as pas arrachée, cette vilaine langue en carton rouge ? Moi, tu sais, si tu me fais ça un jour, je serai très fâché et je m'en irai de ta classe ! » « Oui, Tom, tu as raison ! C'est ainsi que j'aurais dû réagir, ne pas me laisser traiter ainsi ! Mais, à cette époque, les enfants ne savaient pas qu'ils pouvaient réagir. On leur disait : « Obéis à la grande personne. Elle a toujours raison. » Et on n'osait rien dire. On subissait.</p> <p>Heureusement, …les temps ont changé !</p></div> Le sac à ouvrages (Lucienne E.) https://agesettransmissions.be/spip.php?article915 https://agesettransmissions.be/spip.php?article915 2012-08-08T09:17:20Z text/html fr Souris verte Ecole, études Couture, vêtement <p>Ce texte est issu de notre recueil d'histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j'ai vu - Des seniors d'aujourd'hui racontent leur enfance d'hier » <br class='autobr' /> En 1945, j'entrai en première année primaire. D'emblée, j'adorai l'école. Un univers s'ouvrait à moi. J'allais apprendre à lire, écrire et compter. Le plus attrayant était la lecture. Toutes les histoires du monde à ma portée ! Vous vous rendez compte ? J'étais curieuse de tout. <br class='autobr' /> Les choses se gâtèrent un peu en troisième année. Le cours amusant et créatif (...)</p> - <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?rubrique146" rel="directory">1,2,3 j'ai vu ...</a> / <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?mot142" rel="tag">Ecole, études</a>, <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?mot173" rel="tag">Couture, vêtement</a> <img class='spip_logo spip_logo_right spip_logos' alt="" style='float:right' src='https://agesettransmissions.be/local/cache-vignettes/L99xH150/arton915-b18e7.jpg?1703617908' width='99' height='150' /> <div class='rss_texte'><p><i><a href='https://agesettransmissions.be/spip.php?article530' class='spip_in'>Ce texte est issu de notre recueil d'histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j'ai vu - Des seniors d'aujourd'hui racontent leur enfance d'hier »</a></i><br /></p> <p>En 1945, j'entrai en première année primaire. D'emblée, j'adorai l'école. Un univers s'ouvrait à moi. J'allais apprendre à lire, écrire et compter. Le plus attrayant était la lecture. Toutes les histoires du monde à ma portée ! Vous vous rendez compte ? J'étais curieuse de tout.</p> <p>Les choses se gâtèrent un peu en troisième année. Le cours amusant et créatif de bricolage du vendredi après-midi fut remplacé par « les ouvrages ».</p> <p>A partir de petits échantillons de coton blanc, nous apprenions les points endroit, arrière, les coutures anglaises, le placement de pièce pour réparer un trou, les ourlets, le surfilage, …</p> <p>Le plus amusant pour moi était la création d'un « album d'ouvrages » où toutes ces pièces laborieusement confectionnées se retrouvaient exposées comme dans un catalogue. On y apposait une légende et même de jolis dessins.</p> <p>Un beau sac à ouvrages enfermait le fruit de ces vendredis honnis. Le mien était particulièrement esthétique. En toile beige brodée de fleurs au point de croix. Mon horreur de ces travaux de couture n'avait d'égal que l'enthousiasme de Maman qui excellait en ce domaine. Mon beau sac le prouvant à souhait.</p> <p>Le pire était à venir : le tricot. D'abord des échantillons de différents points : mousse, jersey, côtes, point de riz, trou-trous, etc.. Et ces points qui s'échappaient malicieusement des aiguilles rendant la tâche encore plus ardue !</p> <p>Très pénible aussi la confection de chaussettes d'un gris affreux avec quatre aiguilles qui ne tenaient pas en place. L'angle droit à réaliser pour former le talon était une terrible épreuve de dextérité, la pointe pour couvrir les orteils n'était pas mal non plus.</p> <p>En classe, je chipotais, laissais tomber les points que la maîtresse récupérait et le temps passait. Toute une stratégie pour combler ces heures difficiles. Je comptais sur les mains expertes de Maman pour finaliser les projets infernaux de cette chère maîtresse.</p> <p>En sixième année, il lui vint l'horrible idée de nous faire tricoter un pull (on disait une « blouse ») en points ajourés. Travail de patience et d'adresse manuelle incompatibles avec cette enfant qui ne tenait pas en place. On me nommait d'ailleurs « le mouvement perpétuel ».</p> <p>Trois échantillons à difficultés croissantes furent réalisés afin de choisir son modèle. Maman préférait bien sûr le plus élaboré et insista fortement pour que je le choisisse.<br> – Mais je n'y arriverai jamais ! <br> – Ne t'inquiète pas, je t'aiderai. Ce point est vraiment le plus beau.<br> J'arrive donc fièrement en classe avec un début d'ouvrage parfait. Les côtes sont terminées et le joli motif s'étalant sur huit rangs à répéter fait bien 10 cm. Merci Maman !</p> <p>La maîtresse qui n'était pas née de la dernière pluie :<br> – Comme tu as bien travaillé ! Viens sur l'estrade et montre à la classe comment tu t'y es prise.<br></p> <p>Catastrophe, je blêmis, mes jambes flageolent. Rassemblant ce qu'il me reste de courage, je m'exécute et lis lentement d'une voix quelque peu tremblante, chaque ligne du descriptif des points ajourés : deux mailles ensemble, un jeté, trois mailles endroits… J'ai laissé mon ouvrage sur mon pupitre. Surtout ne pas me mettre les aiguilles sous les bras et faire une démonstration pratique. Mon cœur bat la chamade. Je sens le sang me monter au visage. J'ai très chaud tout à coup.</p> <p>La maîtresse a dû avoir pitié de ma détresse. Elle n'a rien exigé d'autre que cette lecture didactique. Ouf ! sauvée.</p> <p>Mais la leçon avait porté. Ma mère pourrait avoir tous les désirs esthétiques qu'elle voulait, plus jamais je ne m'engagerais dans des réalisations aussi périlleuses avec un tel risque de honte à la clef.</p> <p>Le comble, c'est qu'aujourd'hui, j'adore tricoter et plus c'est compliqué, plus j'y prends plaisir.</p> <p>Curieux, la nature humaine.</p></div>