Ce texte est issu de notre recueil d’histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j’ai vu - Des seniors d’aujourd’hui racontent leur enfance d’hier »

Mon père, conscient de sa santé précaire et des temps difficiles qui s’annonçaient depuis son mariage en 1937, et de façon encore plus préoccupante de la montée du nazisme, voulait absolument assurer l’indépendance économique de son épouse.

Alors que jeune couple, ils louaient, chaussée d’Alsemberg à Uccle, dans la partie commerçante de la rue, un petit appartement au-dessus d’un coiffeur, mon père, expert-comptable de formation et de profession, envisageait l’achat d’une maison à double usage : habitation et commerce, de manière à ce que son épouse puisse se livrer à domicile à des occupations commerciales dans le textile, domaine dans lequel elle avait déjà travaillé pendant plus de 11 ans.

Ma conception, non désirée d’après ma mère, parce que mon père n’aimait pas les enfants, se fit en début de guerre 1940-1945. Si mes calculs sont exacts, en me basant sur ma date de naissance, elle dut avoir lieu dans un frisson glacé fin octobre 1941. Lorsque j’eus 18 mois, mes parents quittèrent le coiffeur pour occuper une maison avec un rez-de-chaussée commercial dans lequel furent aménagées deux pièces à l’avant pour une activité commerciale et deux pièces à l’arrière comme salle à manger et cuisine. C’est là que je passai mon enfance et ma pré-adolescence et que je me livrai aux jeux habituels des enfants de cet âge.

Le commerce, ouvert en 1944, permettait à ma mère de réintégrer le circuit du travail et ce, de façon indépendante, et d’écouler les productions textiles de son ancien patron, avec qui elle avait des relations privilégiées. Dans ce magasin, malgré les difficultés d’approvisionnement en temps de guerre, les femmes pouvaient acquérir des denrées rares et coûteuses comme des bas de soie, des combinaisons en satin, et des dessous de bonne facture. D’autre part, un département bébé – enfants offrait des chaussons, des camisoles et des barboteuses assez mignonnes, bien que chères. Et c’est pour ce commerce que je fus privée des jouets de ma tendre enfance !

A chaque fête, Saint-Nicolas, Noël, Nouvel An, mes grands-parents paternels m’offraient un jouet de qualité. Le premier, un délicat bébé en porcelaine, dont la taille était pareille à la mienne, avait de bons gros yeux qui bougeaient dans leurs orbites et qui me donnaient l’impression de me regarder intensément. Hélas « mon bébé » me fut rapidement confisqué par ma mère qui estimait que ce cadeau était beaucoup trop cher pour une enfant, que de plus il était fragile et que j’allais à coup sûr le laisser tomber et le casser. C’est ainsi que « mon bébé » fut mis en vitrine. Il servait de mannequin, habillé des chaussons, camisoles et barboteuses, qui ensuite, lorsque le soleil avait quelque peu terni leur couleur, m’étaient généreusement attribués.

Le deuxième jouet qui entra fugacement dans ma vie fut une poupée, également en porcelaine et tout aussi impressionnante par la taille que l’était mon bébé. Elle avait des cheveux blonds et une coiffure de Demoiselle, avec des boucles et un toupet, à l’image des coiffures des élégantes de l’époque. Elle était très bien habillée et chaussée : robe en organdi bleu, travaillée de volants, de guipures et de smocks. Ses pieds étaient emprisonnés dans de fines chaussettes en coton blanc et des ballerines en délicat cuir blanc. Ses grands yeux bleus, un peu tristes, me regardaient avec l’expression muette d’un adieu imminent.

Effectivement, aussitôt la fête passée, ma poupée me fut reprise sous les mêmes prétextes que pour mon bébé : jouet trop grand, trop fragile et, en plus, ridicule pour une enfant de mon âge. Elle fut replacée temporairement dans sa boîte cadeau. Mais je ne fus pas dupe de la manœuvre manipulatoire. Et je revis ma poupée vivre sa vie en vitrine, habillée de vêtements d’enfants, alors qu’elle était une princesse !

Je compris que les jouets, ce n’était pas pour moi. Dès lors, je me réfugiai des heures dans les toilettes à feuilleter les « Soir Illustré » installés en pile du côté gauche du cabinet. J’y passai de si longs moments que mes fesses finissaient par rester collées à la lunette du WC. Elles en sortaient toutes rouges et écarlates lorsque les cinq doigts de la main frappeuse de ma mère s’y étaient imprimés.

Le troisième jouet-cadeau fut un nounours bourré de paille. Il avait une bonne tête avec ses yeux en forme de boutons de bottines. Il faisait bête de cirque clownesque vêtu de son habit à carreaux, sa cravate verte et son nez rouge. Je remerciai mes grands-parents tout en sachant obscurément que ce nounours, comme les deux jouets précédents, prendrait le chemin de la vitrine pour y vivre une bizarre vie de nounours exposé aux regards des clients.

Je n’eus à ma souvenance plus de jouets comme cadeau, ma mère invoquant mon désintérêt pour le jeu. Par contre je continuai à enrichir ma connaissance visuelle des généraux russes figurant en bonne place, en noir et blanc dans les pages politiques du journal « Le Soir » et du « Soir Illustré ». Parfois, en cas de pénurie de rouleaux de papier toilette, ils finissaient leur brillante carrière de manière peu glorieuse.

Un événement heureux s’introduisit dans mes journées peu ludiques, je fis la connaissance d’une petite fille de deux ans mon aînée, dont la mère était une cliente assidue du magasin de lingerie fine que ma mère tenait de main de « maîtresse ». Elle s’appelait Henriette. Elle était dotée d’un caractère jouette malgré ses six ans. J’avais sans doute une frimousse sympathique et je fus prise en amitié par sa mère qui convint avec la mienne que les après-midi du jeudi ou du samedi, Henriette aurait l’autorisation de venir jouer à ma maison, dans le jardin, lorsque le temps le permettait.

Quel plaisir ! Henriette avait une imagination créatrice débordante. Avec un rien elle organisait un jeu passionnant. Elle apportait le matériel, vieux rideaux, caisse à oranges, objets déglingués délaissés, et en faisait des merveilles : déguisements de princesse, grottes artificielles, … Nous nous entendions comme larrons en foire. Nous étions silencieuses et discrètes mais nous nous amusions beaucoup.

Je fus invitée chez Henriette pour y passer les après-midi pluvieux dans sa grande maison de maître, avenue Brugmann. La maman d’Henriette était accueillante et me proposait toutes sortes de bonnes choses comme du chocolat, de la glace, des gâteaux, des bonbons que je déclinais poliment en répondant :

– Merci beaucoup, Madame, mais je n’aime pas trop les chocolats. Et puis c’est mauvais pour les dents, cela donne des caries !

J’étais une petite fille modèle, ce qui fut dit à ma mère en guise de félicitations. J’étais tellement propre, bien habillée, sage et disciplinée. Je ne maculais jamais mes vêtements de taches, je ne faisais pas de faux plis dans mes habits et en plus je ne coûtais pas cher en sucreries et autres friandises. Un beau jour, Henriette ne vint plus. Ma mère m’intima l’interdiction absolue de la revoir en déclarant sèchement :

– Henriette n’est pas une bonne fréquentation pour toi. Elle est menteuse et ressemble à son père qui est joueur et coureur.

Qu’est-ce que cela signifiait ? Je ne comprenais rien mais j’en conclus dans ma tête d’enfant que tant les jouets que les jeux m’étaient interdits.

Longtemps plus tard, lorsque j’étais une adulte, je compris que ma mère, commerçante dans l’âme, avait privilégié, en invoquant de mauvaises raisons, la vitrine du magasin à mes jeux enfantins. Quant à mon amie Henriette, il est vrai que son père avait fait fondre le patrimoine de sa famille, quitte à la plonger dans la ruine, en jouant de manière compulsive, mais était-ce suffisant pour me priver des jeux innocents avec Henriette ?

1 commentaire Répondre

  • mounah Répondre

    Bonjour et merci beaucoup pour cette publication. C’est tellement vraie, qu’il y en avait des jouets, que les enfants n’ont pas le droit de jouer. Mais cela depend de son age. Faudrais pas les gater de trop. J’ai vu par exemple sur les pages du site de www.bebelicieux.fr/category/idees-cadeaux/,qu’ils proposaient quelques idées de cadeaux ou jouet à offrir, selon l’age des enfants.

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