Ce texte est issu de notre recueil d’histoires vécues imprimé sous forme de livre « Entre rire et pleurer »
Il est 16 heures en ce bel après-midi d’automne 1944 ; c’est l’heure de la sortie des écoles. J’ai onze ans, je porte ma mallette d’écolière à la main et je suis étonnée de voir un attroupement inhabituel sur le trottoir de la rue Hors-Château.
Des curieux observent avec beaucoup d’intérêt un car allemand à l’arrêt. Celui-ci transporte des prisonniers russes. Le chauffeur allemand descend et se dirige vers des bureaux d’une administration, quelques dossiers à la main. Les prisonniers russes sont sous la surveillance d’un soldat. Il se tient debout à l’avant du véhicule, parfaitement immobile, le fusil à la main et observe attentivement ses prisonniers. Ceux-ci, la tête baissée, n’osent faire aucun mouvement. Quelques passants compatissants ont acheté des fruits dans le petit magasin tout proche. Ils attendent au bord du trottoir avec l’espoir de pouvoir monter dans le car et offrir leurs quelques cadeaux alimentaires aux prisonniers. Mais personne n’ose s’aventurer, tous ont peur…
Une dame me débarrasse de ma mallette d’écolière et me met dans les mains son sac de pommes. Elle me dit : « Vas-y toi, tu es une petite fille, le soldat allemand ne te fera rien ». A mon tour, j’hésite ; je regarde la sentinelle, elle ne bouge pas. Elle est là, toute raide tenant son fusil posé. Mais ses yeux me regardent et je vois un regard jeune et bleu. Je n’ai plus peur car j’ai lu dans ses yeux la douceur et l’amusement. Je monte avec mon sac de pommes, passe sans crainte devant le soldat allemand. Maintenant, je suis tout près des prisonniers russes. Je ne vois d’eux que leurs crânes rasés car tête baissée, ils n’ont pas un regard pour moi, pas un geste et le silence est total. C’est le règne de la peur… Je présente une première pomme à un prisonnier. Avec une vitesse incroyable il me l’arrache des mains et le fruit disparaît dans l’échancrure de sa chemise. Et chacun d’eux agit de façon identique. A ma descente de car, je suis accueillie par des cris de joie. Tous les Belges qui attendaient n’ont plus peur ; ils montent tous joyeusement et distribuent leurs fruits et leurs sourires.
Le lendemain, à la même heure, je sors de l’école ; le car est à nouveau là, à l’arrêt. Les gens montent et distribuent leurs cadeaux. Je rentre à la maison et je demande à maman : « Donne-moi de l’argent ». « Et pourquoi faire ? » demande maman soupçonneuse. « C’est pour acheter un peu de nourriture pour les pauvres prisonniers russes ». Et je raconte toute l’histoire à la famille. Maman a été généreuse ; pour mes désirs d’enfant, elle ne me donnait jamais d’argent mais pour les prisonniers russes, j’ai reçu, de sa part, un gros billet. Le lendemain, je vais à l’école serrant en poche ma richesse. J’entre dans l’épicerie, allonge mon billet et demande des bordons, beaucoup de bordons de toutes les couleurs. J’adore les bordons …
Je garde en mémoire le souvenir des jours heureux lorsque toute petite, je me rendais à l’école maternelle. C’était le joyeux temps d’avant-guerre et chaque matin, maman me donnait 25 centimes, une belle pièce trouée. Notre maîtresse, sœur Marie Eugénie, vendait des sucreries à la récréation. Je revois la jeune et grosse religieuse circulant avec aisance entre les bancs. Il y avait dans la boîte en carton qu’elle portait et qu’elle appelait son petit magasin, tout un assortiment de friandises. Pour 25 centimes, j’avais le plaisir de choisir et j’échangeais ma pièce contre un bordon, longue friandise au goût de fruits. Chaque jour, je prenais une couleur différente : rouge, jaune, vert, orange… Je le suçais longuement et il s’affinait progressivement. C’était bon et j’avais la joie de me mettre de la couleur partout : sur les lèvres, sur la langue et sur les doigts qui devenaient collants !
Mais depuis la guerre, tout a changé, je suis à l’école primaire. Depuis des années je meurs d’envie d’avoir encore un bordon à sucer, mais maman refuse ; elle ne veut pas donner son bel argent pour des « crasses » dit-elle. Enfin, j’ai l’impression que mon rêve se réalise, j’échange le gros billet donné par maman contre un énorme paquet de bordons et je les cache dans mon sac d’écolière.
Quatre heures sonnent, l’école est finie… Le car des prisonniers russes est bien là. Je monte fièrement, croise le regard jeune, bleu et espiègle de mon soldat allemand et offre tous mes bordons aux prisonniers russes. Je suis remplie de joie : je suis persuadée de leur avoir donné le meilleur ! C’est mon rêve à moi de petite fille de onze ans que je leur ai offert. Je n’ai même pas gardé un seul bordon pour moi ; l’idée ne m’en serait jamais venue. Je n’aurais certainement pas « volé » ce qui était destiné aux prisonniers russes ! Mais je garderai toujours aux lèvres le goût du désir inassouvi.
Je suis rentrée à la maison, toute légère de ma bonne action. Maman, curieuse, m’a demandé la nature de mes achats. « Des bordons » ai-je répondu avec grande fierté. Ce fut d’abord l’étonnement de toute ma famille : « Des bordons ! a questionné maman et quoi d’autre ? » « Et encore des bordons » ai-je répondu. Je revois les visages ébahis de ma petite famille puis soudain, ce fut le fou-rire général ! Papa savait rire avec tant de plaisir, il se donnait des claques sur les cuisses ; maman pleurait de rire en répétant sans cesse : « Notre fille a distribué aux prisonniers russes… des bordons ! » Mon frère me regardait avec des yeux moqueurs mais moi, je ne riais pas et je ne comprenais pas pourquoi tous se moquaient de moi. Je songeais à mes amis russes, à leurs crânes rasés, à leurs si misérables uniformes de prisonniers. Leurs têtes baissées ne m’avaient pas permis de voir leurs visages, mais, j’avais vu leurs maigres mains m’arracher mes friandises… J’espère avoir donné un peu de bonheur à ces prisonniers si éprouvés par la guerre. Peut-être se sont-ils rappelés leur enfance heureuse en suçant mes bordons de toutes les couleurs et de tous les parfums : orange, citron, menthe, sans oublier le bon goût du sucre qui réjouit tous les cœurs.
Le lendemain, quatre heures, je sors de l’école, le car est là, à l’arrêt. Les dames compatissantes attendent avec diverses nourritures. La première monte sans crainte mais c’est le drame : elle est violemment repoussée en arrière par un coup de crosse de fusil en pleine poitrine et j’entends vociférer la sentinelle allemande. La pauvre dame brutalisée est tombée dans les cageots de légumes qui garnissaient la devanture du petit magasin ; tous ceux qui attendaient pour monter dans le car se sont enfuis à toutes jambes. Les pommes et les poires roulent en tous sens sur le trottoir… Je suis si étonnée par ces évènements inattendus que je reste pétrifiée sur place. Je finis par me remettre en route vers la maison. En passant, je jette un regard vers l’intérieur du car et je comprends tout. Ce n’est plus le même soldat ! Au lieu du regard jeune et bleu, je croise épouvantée, un regard noir qui lance des éclairs. Au pas de course, je suis partie vers la maison.
De ma vie, je n’ai oublié le regard jeune et bleu, si plein d’espièglerie ni l’autre regard, furieux et noir…Et j’ai compris que dans tous les pays du monde, il y a les Bons et les Méchants.

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