Ce texte est issu de notre recueil d’histoires vécues imprimé sous forme de livre « Entre rire et pleurer »
Deux ans … J’ai mis deux ans et même plus à écrire ce texte. Alors que le texte sur mon père m’a pris quoi ? Quelques heures… Drôle non ? C’est que pour moi, ce n’est pas du tout la même chose. D’ailleurs vous avez remarqué ? « Mon père »… « Maman », il n’y a pas de symétrie. Je n’ai jamais dit, je ne dirai jamais « ma mère », comme je dis « mon père », « ma tante » ou « ma cousine ». Maman ne fait pas nombre avec les autres personnes. Maman est unique. Maman, c’est maman. Point.

Sitôt que je m’engage dans la difficile entreprise de parler de maman, une formule fulgure dans mon esprit : la Mère Courage. Oui, pas de doute, maman est la sœur cadette de l’héroïne de Brecht.

Et d’abord, elle a bravé le jugement d’autrui.
Son principal acte de courage, c’est moi.
Je m’explique.

A sa mort, j’ai trouvé dans ses affaires un coffret en métal argenté, soigneusement fermé à clé, contenant, outre quelques photos et quelques lettres de l’homme qu’elle aimait, deux découpes du courrier des lecteurs du journal « Femme ». C’est surtout le texte du 6 novembre 1932 - j’avais à ce moment un peu plus d’un an - qui retiendra notre attention. C’est une réaction à un article de Tandora, une journaliste de « Femme ». Tandora écrit, à propos des filles-mères : « qu’importe l’opinion publique si on a la conscience nette ». Maman l’approuve et poursuit : « Ce ne sont pas seulement des paroles : je l’ai fait ». Et toc ! Comme elle y va maman ! « Je l’ai fait ». Quatre mots et tout est dit. Maman n’a pas fait d’études, tout juste ses primaires. Mais elle savait exprimer ses choix de vie avec force et netteté. « J’ai eu ce courage et cette volonté presque surhumaine, comme vous dites, et que vous doutez de trouver dans la société actuelle ; j’ai élevé mon bébé toute seule et j’en suis fière. Si j’ai pu mener à bien cette tâche, c’est parce que je me suis créée par mon travail une situation indépendante. »

Préalable à l’acte de courage auquel je dois la vie, il y a un autre acte de courage : le refus de se laisser cantonner, en tant que femme, dans les tâches ménagères. Au lendemain de la guerre 14-18, elle a peint des images de femmes sur des porte-billets, sur des étuis à cigarettes. Elle avait ouvert un minuscule magasin au 74 de la rue du Noyer. Elle avait pris un nom d’artiste : Lizy.

Ensuite, elle s’est lancée dans la maroquine. Elle créait des modèles de sacoche et en confiait la confection à un ouvrier. Mais elle était sa propre représentante de commerce. Plusieurs fois par semaine, elle prenait le train pour Namur, pour Liège ou pour Mons avec deux lourdes valises bourrées de sacs à main. Elle allait de détaillant en détaillant, exhibant sa collection et récoltant les commandes. La concurrence était rude dans le métier. Ce travail était d’autant plus dur pour elle que, depuis son enfance, elle souffrait d’asthme.

J’ai le souvenir de ma grand-mère lui posant des ventouses. Il y avait un flacon d’Eupnine Vernade sur sa table de nuit et une odeur de cigarettes Escouflaïre flottait dans la maison. Quand l’asthme lui accordait une rémission, c’était pour céder la place à des démangeaisons. Ses mains et ses poignets étaient badigeonnés au nitrate d’argent et entourées de bandages que le pus faisait coller à la peau. L’horreur !

La guerre est venue mettre fin à son activité de maroquinerie. Elle a appris la dactylographie et a tapé des thèses de doctorat. Ensuite, elle travailla comme perforatrice chez Heens, marchand de machines à écrire, avant d’être licenciée et de connaître de longues années de chômage : à son âge et dans son état de santé, il était illusoire de croire qu’elle retrouverait du travail.

Ma grand-mère, qui était veuve depuis 1912 et avait continué à vivre avec maman, est morte après avoir longtemps assumé les tâches ménagères. Maman a bien été obligée de prendre le relais puisque moi j’étais plongé dans mes livres. Elle l’a fait sans enthousiasme, mais sans souhaiter pour autant que je m’en mêle. Tous mes essais en ce sens ont été infructueux : « Tu es tellement maladroit que je préfère tout faire moi-même. ». Ce qui ne l’empêchait pas de dire aussi : « Je me demande ce que tu feras quand je ne serai plus là ». Elle souffrait d’être confinée dans la cuisine. Elle regrettait sa vie de voyageur de commerce. Ma grand-mère l’appelait « Mademoiselle Trottenville ». C’est le seul sobriquet qu’elle ait jamais inventé, mais je dois avouer qu’il était bien trouvé.

Puis l’état de santé de maman s’est dégradé. L’artériosclérose s’en est mêlée. Un jour, elle laissait brûler les pommes de terre, l’autre jour elle mettait deux fois du sel dans les légumes. Mais elle ne prétendait pas renoncer à ses tâches. Elle souffrait de troubles de l’équilibre mais grimpait sur la table pour remplacer une ampoule électrique. Un jour, elle est tombée dans la rue. Que fallait-il faire ? La claustrer dans la maison pour la protéger ou lui laisser vivre en liberté le temps de vie qui lui restait quitte à ce qu’il risque d’en être raccourci ? En réalité, la question ne se posait pas. Mademoiselle Trottenville ne supportait pas qu’on mette des entraves à sa liberté d’aller et venir.

Son état a continué à empirer. Elle a dû être hospitalisée. J’allais la voir tous les jours à la clinique. Nous avons encore passé ensemble quelques belles heures. Les infirmières louaient sa gentillesse. Elle avait acquis une certaine sérénité. Physiquement, elle avait beaucoup changé. Quand elle se tenait debout, elle était cassée en deux. Elle s’exclamait, avec une nuance d’étonnement dans la voix : « je suis devenue une petite vieille ».

Il devenait clair qu’elle ne pourrait jamais rentrer à la maison. Il faudrait lui trouver un home. J’en discutais avec l’assistante sociale de la clinique.

Un matin, l’infirmière qui me recevait m’annonça : « elle est morte cette nuit. » Elle ne put me donner aucun détail.

Qu’importe ! Moi je sais ce qui s’est passé cette nuit-là. Maman s’est levée sans réveiller ses compagnes de chambre. Elle s’est habillée vaille que vaille, elle a mis ses chaussures. Elle est sortie. Elle a marché, marché… Loin, toujours plus loin. Elle a finalement quitté à tout jamais notre Terre. Elle a pris le chemin des étoiles.

La mère Courage, Mademoiselle Trottenville, Maman.

2 commentaires Répondre

  • mounah Répondre

    C’est très émouvant cette histoire, que je n’ai pas pu retenir mes larmes. Elle montre les efforts et l’amour que les "mères" ont pour leur famille, et surtout pour leurs enfants, sans se plaindre, et même qu’elle les conduit à la mort. Nous ne les oublions jamais dans la vie parce que c’était la seule personne unique qui nous a mis dans ce monde. J’apporterai un peu d’aide ici pour les aider, sur les articles qu’elles veulent acheter pour leurs bébés, afin qu’elles n’aient pas à s’en faire pour cela. J’ai vu très récemment sur le site de http://www.maman-bebe.com, des articles très intéressants pour très petit bébé, donc je souhaite à toutes les "mamans", qui lisent ces articles une longue vie de bonheur et loin de la souffrance.

  • Alice Jadin-Nelissen Répondre

    Quelle maman formidable, quel fils aimant, quel beau texte...Vous m’avez émue jusqu’au larmes.
    Tout le monde devrait aimer et comprendre sa maman de cette manière.Merci pour ce témoignage.
    Alice Jadin.

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