Ce texte est issu de notre recueil d’histoires vécues imprimé sous forme de livre « Entre rire et pleurer »

Pourquoi mes parents décident-ils de déménager à Bruxelles en ce mois de février 1941 ?
Je suis trop petit pour comprendre. Mais cet événement est le premier dont je me souviens. Le reste n’est qu’oubli. J’ai alors trois ans.
Un quartier de luxe, une avenue bordée d’arbres, signe évident d’une certaine prospérité. Les autres vivent dans des rues, n’est-ce pas ? La hiérarchie des mots prend tout son sens en cette période et pour une ou deux décennies encore. « Boulevard » ne signifie pas grand chose ; « drève » évoque le silence bruissant d’une allée d’arbres ; « avenue », une suite de maisons cossues, d’appartements luxueux et rares ; et enfin, « rue » enferme ses habitants dans une espèce de ghetto de pauvres, de mal nantis de qui la guerre exige des efforts désespérés pour survivre.
J’ai donc la chance de vivre dans une avenue, à deux pas… du siège de la Gestapo, cette police allemande omniprésente que chacun craint. Y être appelé ne signifie jamais rien de bon ni de bien.
J’admire l’impassibilité de ma mère face aux événements, mais elle me transmet sa terreur de l’Allemand, du « boche » quand elle extériorise sa haine contre ceux qui ont emmené brusquement deux de ses frères, disparus à jamais.
Son angoisse n’est pas quotidienne, elle est de tous les instants. Chaque mouvement en dehors de la maison lui inspire de la terreur. Son visage est gris comme les murs, gris comme les souris allemandes, femmes au service de l’occupant qui administrent et gèrent les travaux administratifs : les hommes au combat, les femmes aux papiers.
De cette période, je ne me souviens que des interdits incompréhensibles, le plus souvent respectés la peur au ventre, et des efforts de mes parents à nous nourrir avec les moyens du bord ; la ville n’est pas la campagne !
On n’ose pas parler, car dire peut être dangereux. Nous sommes obligés de limiter nos paroles, même à la maison. Les enfants sont la meilleure source d’information pour l’occupant. Nous nous taisons à l’extérieur car la crainte d’un dérapage verbal innocent de notre part pourrait engendrer des représailles, une arrestation, l’éclatement familial et cette séparation d’avec nos parents sans qui nous ne serions plus rien.
Se taire, toujours se taire, alors que le mot « boche » jaillit à tous moments et que j’ai trouvé un adjectif qui me chante à l’oreille et qui synthétise la rancœur et le dégoût : « saligauds. »
Me voilà, chantant ce mot à tue-tête, fredonnant dans le tram jusqu’au jour où un officier allemand féru de langue française demande une explication à ma mère.
Nous sommes effondrés.
Ma mère sauve les apparences en expliquant ma débilité mentale, ce qui me vexe cruellement et m’oblige à transformer le mot maudit en « salidot », néologisme qui ne fera pas école.
Mon amour-propre ne souffre pas de cette altération linguistique. Bien au contraire, il s’en trouve renforcé par l’ingéniosité de ma trouvaille. Je ne crains plus personne, à l’exception de la fessée récurrente qui rougit mon postérieur à l’occasion d’une démonstration publique trop tonitruante.
Bref, je ne lève plus les yeux devant les occupants, je me contente d’éviter leur regard souvent admiratif devant la blondeur de mes cheveux.
Notre joie hebdomadaire : jouer dans le parc de Wolvendaal à Uccle.

Des soldats habillés de vert de gris occupent les chemins et les bancs ; à croire que l’armée allemande jouit d’une permission ce jour-là.
J’échappe au contrôle de ma mère et je m’approche de deux enfants emmitouflés dans un caban bleu roi, couleur passe-partout qui nécessite peu d’entretien et que je porte aussi. Et nous jouons. Combien de temps ? Suffisamment pour nous sentir heureux à trois.
Un bras m’arrache à nos jeux avec une violence que je ne connaissais pas. Ma mère sévit et m’interdit de m’adresser à ces enfants un peu plus âgés que moi. Ils parlent la même langue que moi. Ils ont les mêmes jeux.
Pourquoi… ? J’enrage.
Ma mère, gênée, me montre l’étoile jaune que j’ai ignorée, cette étoile qui n’autorise aucun contact sous peine de sanction, qui sépare ceux qui autrefois vivaient ensemble sans discrimination.
Cette étoile que je maudis sans en comprendre le sens, mais qui, surtout, m’éloigne de ceux que je viens de rencontrer.
Je n’oublierai jamais cette fille et ce garçon aux yeux noirs, perçants. Ils m’obsèdent, ils m’empêchent parfois de dormir. Ils me poursuivent encore aujourd’hui. Les émissions de télévision qui retracent les horreurs des camps de concentration ravivent mes souvenirs. Je comprends le désespoir de ma mère qui n’oubliera jamais ses frères morts en Pologne et réduits à de simples numéros de matricule.
Mais la tension monte ; le risque de rafles augmente.
On recherche les Juifs, les étrangers illégaux, les travailleurs obligatoires réfractaires ; bref, les terroristes en tous genres !
Un jour de 1943, par un temps radieux, maman, qui nous conduit au centre de la ville pour une séance de cinéma, décide, comme d’habitude, de prendre le tram dont j’ai oublié le numéro.
Entre deux arrêts, avant Ma Campagne, le tram s’immobilise. Nous sommes invités à descendre par des « Raus » (dehors) tonitruants. Nous voilà alignés contre un mur. Je tremble dans les jupes de ma mère qui exprime à elle seule tout le désarroi de la population. Nous sommes regroupés. Un officier allemand se dirige vers nous deux. Il me caresse la tête et nous invite à monter dans le tram. La blondeur de mes cheveux résout bien des problèmes ! D’autres passagers sont arrêtés, tous sont fouillés. Certaines femmes crient, pleurent. Quelle panique !
Comme de coutume, ma mère essaye de ne rien exprimer. Son silence est son sauf-conduit. Le tram démarre, amputé d’un bon quart de ses passagers.
Je suis pétrifié et je le resterai encore longtemps.
Ce sera la dernière fois que nous circulerons par ce moyen de locomotion à Bruxelles. Maman optera pour la marche, en essayant d’éviter les points de contrôle habituels.

Notre facteur disparaît quelques jours. Il nous revient méconnaissable. Osera-t-il nous dire ce qu’il a vu ou entendu ?
Je suis caché derrière une porte, l’oreille tendue pour ne pas manquer la moindre bribe de conversation.
Maman a fait entrer le facteur pour ne pas inciter les passants peu nombreux à jeter un regard à l’intérieur de la maison.
Et il parle. Je ne comprends pas tout. Il a été arrêté, puis menacé. Il est soupçonné d’appartenir à une organisation clandestine chargée d’intercepter le courrier anonyme destiné au centre de la Gestapo. Les lettres sont déposées dans une boîte au domicile de X, qui les porte quelques maisons plus loin. Elles sont décachetées et lues. Les enveloppes sont recollées et reprises par le même facteur quelques minutes plus tard. Toutes ces lettres « bien intentionnées » permettraient à la Gestapo d’arrêter « les terroristes » qu’elle ne trouvera jamais grâce au système mis en place.
Notre facteur n’a pas été torturé, mais, contraint, il a assisté à des séances de torture.
Moi, je suis effrayé.
Deux semaines plus tard ou trois peut-être, notre facteur disparaîtra à jamais, oublié sans doute par ceux qu’il a sauvés. Combien de postiers sont-ils morts par dévouement ? Je l’ignore. Mais je pense encore à lui, à l’effondrement de ma mère, à la peur panique de mon père. Nul n’est à l’abri de la malveillance des autres. Nous vivrons des mois dans cette angoisse dissimulée avec peine par mes parents.

Un moment de joie en famille : le mitraillage en plein jour du centre de la Gestapo par un avion de la Royal Air Force. Les balles crépitent au-dessus de notre maison et atteignent leur but. Quelques morts allemands seulement ; aucun gradé ne sera atteint.
En guise de représailles, l’occupant arrête des hommes.
Les alliés bombardent. Les sirènes nous annoncent l’alerte. Il me faudra près de vingt ans pour accepter à nouveau ce bruit strident.
Nous vivons maintenant dans la cave, surtout la nuit. Les Anglais bombardent la nuit, les Américains le jour.
Je dors calmement dans l’abri, comme nous l’appelons. Un endroit bien « protégé » des bombardements, juste en dessous de l’escalier, en sous-sol. Je suis réveillé en sursaut par un corps qui me dérange. Je hurle de peur. Ma mère essaye de me réconforter. Sans doute un de ces cauchemars dont je suis coutumier. Non ! La pièce grouille de rats qui sortent des égouts. La chasse s’organise. Mon père en tue quelques-uns. Nous ne dormirons plus dans les caves durant des mois, d’autant plus que je recommence une infection grave que l’absence de médicaments efficaces empêche de guérir.
Dans une des chambres du dernier étage, mon père a épinglé une carte du monde à l’abri des regards, derrière une armoire. Des petits drapeaux de couleurs fleurissent. Un bout de papier colorié avec un crayon, collé sur une épingle suffit à indiquer l’avancement des alliés. Mon père les déplace au gré des nouvelles de la BBC.
Les armées soviétiques avancent. L’Afrique est sauvée du joug nazi. L’Italie est envahie.
Juin 1944, ma mère, de plus en plus nerveuse, supplie mon père de ne pas se rendre à son travail exigeant et parfois risqué, mais qui nous permet de bénéficier d’une partie d’un Adolf tué en Flandre (traduction : un cochon vivant, bien engraissé par des fermiers complaisants et vendu à prix d’or.)
Ma mère a rêvé de quelque chose d’étrange : des avions sans moteur par milliers, des bateaux à perte de vue, des bombardiers.
Le jour même, la BBC annonce le débarquement en Normandie. Tout le monde croit à une diversion.
La ville tressaille à peine. Les langues sont liées par la peur. Les Allemands deviennent nerveux, d’autant plus que des SS viennent d’arriver en renfort.
La prudence est toujours de mise, mais on écoute la BBC toutes les heures.
Mon père a acheté une échelle qu’il dépose contre un mur en briques rouges au fond du jardin. Il a organisé notre fuite grâce à la complicité de notre voisin propriétaire de l’immeuble.
Grâce à Dieu, nous n’en aurons pas besoin.
Et le huit septembre 1944 nous apporte la délivrance.
Ils sont là !
Je découvre soudain une foule de personnes dont je ne soupçonnais pas l’existence, comme si chacun avait essayé de vivre en reclus durant ces trois années.
Nous sommes tous présents. Ma sœur n’est pas allée à l’école. Ma mère pleure ; mon père, fou de joie, nous conduit à la place Vanderkindere où une foule immense attend l’arrivée des Alliés.
Je suis juché sur les épaules de mon père. Ma sœur se plaint de ne rien voir.
Des drapeaux belges, anglais, quelques rares américains fleurissent aux balcons.
Je comprends alors pourquoi ma mère m’a traîné depuis deux ou trois jours dans plusieurs drogueries à la recherche de teinture aux couleurs de la Belgique.
Je l’avais vue tremper dans une solution d’eau et de teinture en poudre délayée à froid des morceaux de draps de lit usagés. La marque de colorants « L’Alsacienne » évoque des moments tristes pour une population arrachée à la France par l’Allemagne.
La foule hurle, pleure, se rue sur les véhicules qui arrivent à toute vitesse. Soudain les Allemands reviennent et attaquent un char anglais.
La panique s’empare de la foule. Les personnes s’égaillent dans les rues adjacentes. Les Anglais répliquent. Deux ou trois personnes sont tuées.
Mon père nous arrache à la fête. Il me prend dans ses bras et veut entrer dans une maison dont la porte est entrebaîllée. Mal lui en prend ; nous sommes repoussés avec violence. Mon père parlemente sans succès, les gens nous menacent et nous devons nous enfuir pour rejoindre notre maison.
L’euphorie reprend le dessus. Mais mon père très prudent se prépare au pire ; les règlements de comptes personnels ne laissent augurer rien de bon.
Pourquoi ne pas accuser ceux qui ont échappé aux Allemands et les présenter comme collaborateurs ? Alors certains rendent leur propre justice en prenant bien soin d’emporter les valeurs.
Des histoires circulent sur l’exécution sommaire de pseudo-collaborateurs.
Mon père a travaillé durant la guerre à la construction d’une usine financée par des Belges. Le retard accumulé n’a pas permis de produire de marchandises destinées à l’Allemagne. Rien que cela pourrait le mettre au rang des collaborateurs.
Le Palais de Justice brûle. Les rues sont jonchées de meubles et de dossiers incendiés. Pourquoi ? Je ne comprends pas.
Les bureaux de la société où travaille mon père sont saccagés malgré les efforts d’une journaliste cachée avec ses enfants dans le grenier. Certaines personnes la menacent malgré son appartenance à la résistance.
Le moment arrive où je m’essaye pour la première fois au chocolat américain, aux agrumes que je ne connais pas, à toute sorte de bonnes choses merveilleuses. C’est difficile de passer de l’huile de foie de morue gluante à de nouveaux goûts.
Je tombe malade. Manger trop lorsqu’on n’y est pas habitué est souvent dangereux.
Dans Bruxelles libérée, un événement crucial pour moi approche à grands pas : dans quelques jours, j’entre en première année. Cela me perturbe et m’angoisse. Recroquevillé dans les jupes de ma mère, je devrai rompre quelques heures par jour le lien permanent qui nous unit.
Enfin, j’entre dans l’insouciance d’un enfant de mon âge.

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