Willy, flamand ou francophone ? par Adrien

A la fin du mois d’août , quelques jours avant la rentrée scolaire, tous les enfants de la ville d’Enghien sont convoqués à l’école où leurs parents les ont inscrits.
A l’école communale que je fréquente, chaque élève doit se présenter dans une classe où derrière des tables juxtaposées ont pris place deux hommes strictement vêtus. Ils affichent un sourire de composition. Ce sourire figé ne s’accorde guère avec leur regard qui semble avoir traversé une banquise un jour de blizzard.
Un homme efflanqué de grande taille se tient debout derrière eux, immobile, comme s’il posait pour la réalisation de sa statue. Il ne sourit guère. Il a l’air aussi arrogant qu’un conducteur de 4x4. Ses yeux luisent avec malveillance. Sa peau a le teint d’un boudin blanc invendu, exposé un peu trop longtemps à l’étal d’un boucher de dernière catégorie. Son nom, celui du personnage, pas celui du boudin, est Florimond Grammens, flamingant notoire. Une barbiche longue et étroite comme une brosse usée de peintre en bâtiment, accessoire de ralliement des flamingant rabiques, allonge son visage pâle et émacié d’ulcéreux stomacal.
Un peu avant la guerre il a organisé de virulentes manifestations flamingantes dans toute la ville. Il marchait fièrement à la tête de ses troupes constituées presque exclusivement
d’ étrangers à la localité. Par les rues vides de tout habitant ils scandaient de bruyants « Edingen vlaamsch (ancienne orthographe) », slogan matérialisé sommairement sur des panneaux de confection artisanale.
Un peu avant la guerre, le gauleiter en herbe a été surpris étalant sur le mot FILLES figurant en relief sur le linteau d’une grille d’entrée de l’école communale, une épaisse couche de goudron avec l’énergie et le talent d’un peintre abstrait, un jour de grande inspiration.
L’ irréductible inimitié qu’il nourrissait envers les francophones s’est muée en une haine rageuse après les échecs répétés de ses tentatives de flamandisation de la ville.
Aujourd’hui il tient sa vengeance.
Les Allemands, dès leur arrivée, ont jeté en pâture des bribes de pouvoir à quelques extrémistes parmi lesquels Grammens tient une place respectable.
Les maigres droits dont il a été investi par l’occupant se sont rapidement amplifiés dans sa caboche de caporal à vie.
Il va enfin pouvoir faire baver ces maudits fransquillons qui l’ont tant humilié.
Chaque enfant paraît devant, ce qu’on apprendra plus tard, un des deux inquisiteurs supervisés par le Torquemada au petit pied pour une démonstration de démocratie tronquée.
A mon tour, je me retrouve devant l’un des deux personnages mystérieux qui m’accueille par un « Dag grote jongen » prononcé sur un ton qui se voudrait suave.
La tête rébarbative de Grammens que la contre-plongée étire encore m’impressionne et m’intimide. Je ne parviens pas à prononcer un mot.
Son discours d’accueil n’ayant répercuté aucun écho, mon interlocuteur saisit un lapin en peluche. Il le secoue devant moi en lui insufflant des sursauts hystériques comme ceux d’un aliéné en crise qui tente de se dégager de sa camisole de force. Je crois d’abord à une manifestation de prestidigitateur amateur en mal de public. Il n’en est rien. L’opération est suivie par un« Wat is dit, vriendje ?”, prononcé sur un ton doucereux. Le regard de mon interrogateur s’est radouci. Il est même presque rassurant, suffisamment en tous cas pour me mettre un peu à l’aise et me permettre de répondre : « Een konijntje. ».
Un faible sourire se profile sur le visage de granit de Grammens. Sa morgue s’estompe un court instant. Il se penche vers moi, approche son visage du mien, bredouille quelques mots de satisfaction et me tapote délicatement la joue. Il doit être affecté de graves troubles du foie et de l’estomac car son haleine dégage des effluves de camion poubelle un jour de canicule.
Son commis présente soudainement tous les symptômes de l’homme heureux : son sourire figé a pris une forme presque humaine, il se dodeline sur sa chaise à la cadence d’un métronome dopé à l’E.P.O.. Il fredonne sur l’air des lampions « Nog een Vlaming meer ! ! Nog een Vlaming meer ! ».
Pendant qu’il remplit des formulaires j’observe la scène qui se déroule à côté de moi à la table du second questionneur.
Un lapin en peluche y est également animé de mouvements épileptiques devant un de mes copains répondant au nom de Willy. L’animation saccadée est suivie de la question qui m’a été posée peu avant : « Wat is dit, vriendje ? ». L’interrogé répond avec l’accent local : « De witte lapin van marraine. ».
Dans un même mouvement d’ébahissement, les sourcils des trois investigateurs se muent en accents circonflexes, manifestation d’une profonde perplexité commune.
Les yeux de Grammens expriment également la déception et la colère comme ceux d’un Amish découvrant que son épouse porte des strings bariolés.
Dans quelle catégorie linguistique faut-il classer Willy ?
Les mots « De », « witte » et « van » sont incontestablement d’origine ou d’inspiration flamande. Quant à « lapin » et à « marraine »…
Les trois inquisiteurs se concertent nerveusement mais aucun accord ne semble résulter de leurs laborieuses cogitations. L’un d’eux se gratte l’occiput sans discontinuation avec l’air du cuisinier cannibale qui hésite entre le jus d’ananas et le lait de coco pour la préparation du missionnaire qui vient d’être capturé.
Il consulte sa montre et observe par le châssis régnant du local la longue file des enfants qui attendent encore leur tour de paraître devant les faux prestidigitateurs. Exaspéré il lance sèchement à la face de ses acolytes qui détournent discrètement la tête pour échapper aux relents de choux avariés que dégage son haleine, relents que la colère accentue encore : « Dat is zeker een franskiljon !! ». Schrijft hem zo maar in ! » (C’est certainement un fransquillon !! Inscrivez-le comme tel !)
Celui qui s’est occupé de mon interrogatoire termine sa tâche administrative et me tend deux formulaires complétés que je suis chargé de remettre à mes parents. Le premier stipule que je suis d’expression néerlandaise, le second que j’intégrerai une classe conforme à ma langue maternelle à la très prochaine rentrée.
Willy pourra suivre les cours en français.
Je quitte le local où d’infatigables lapins frénétiques continuent à duper d’innocents enfants.
L’ordre nouveau vient d’accoucher d’un monstre que l’on portera sur les fonds baptismaux en lui donnant, avec le plus grand sérieux, le nom de Démocratie et le prénom de Tolérance.

Adrien.

5 commentaires Répondre

  • Claire G Répondre

    Mon beau-père racontait, lui-aussi, une histoire linguistique. Il avait été, durant la guerre, affecté à un camp de travail obligatoire situé quelque part en Allemagne, avec deux de ses copains de régiment, l’un francophone, l’autre néerlandophone.

    Un matin, branle-bas de combat : par décision d’une autorité militaire quelconque les néerlandophones étaient libérés et pouvaient rentrer chez eux. Cette nouvelle, quoique tenue en principe secrète, était néanmoins parvenue aux oreilles de quelques prisonniers.
    Les Allemands organisèrent donc un grand rassemblement et, ayant naturellement un peu de peine à différencier l’appartenance linguistique des travailleurs belges, demandèrent tout bonnement aux Flamands de s’avancer d’un pas.
    L’ami francophone de mon beau-père, craignant un interrogatoire approfondi dans la langue de Vondel, n’osait s’avancer. Mais les amis, c’est fait pour aider, et mon beau-père (parfait bilingue) et son copain se sont serrés contre lui et, lui enfonçant les coudes dans le dos, l’ont entraîné dans le pas fatidique.
    Ils sont rentrés tous les trois à Bruxelles sans autre formalité.

    J’ai personnellement connu ces trois hommes, l’un était ingénieur, l’un des autres, comédien, et le troisième, employé d’une compagnie d’assurances. Leurs mondes professionnels étaient fort différents, leur fortune, aussi, mais ils sont restés amis jusqu’à leurs derniers jours.

  • Lucienne E Répondre

    C’est terrible ce que tu nous relates !... Et on dirait que l’histoire n’est pas finie !
    Et tout cela ne t’a pas empêché d’écrire merveilleusement bien en français, j’adore !

  • Jean N Répondre

    Bonjour Adrien.
    Votre récit m’a fait éclater de rire plusieurs fois. Vous avez un don remarquable pour les images. Les bariolages du sieur Grammens est un souvenir de l’avant-guerre pour moi. Qu’est devenu cet individu ? Il ne me souvient pas qu’il se soit illustré dans la Kollaboration. C’est bien la première fois que j’ai plaisir à lire un témoignage sur la problématique linguistique. Si vous avez d’autres textes aussi amusants sur Magusine, n’hésitez pas à me le dire.

  • Sylvie Répondre

    Ca se passe où ?

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