Ce texte fait partie du feuilleton de Suzanne Lire l’ensemble

Ma mère élevait ses enfants du mieux qu’elle pouvait, selon ses standards concernant la propreté, la nourriture, la politesse, etc. Elle était sévère et ne nous donnait que très rarement des marques de tendresse. Elle n’avait évidemment aucune idée de psycho-pédiatrie et ne se perdait pas en vaines considérations sur les états d’âme d’un bébé. Quand elle a estimé qu’il était temps que je ne suce plus ma tutte, elle en coupé une fine tranche tous les jours jusqu’à ce que, sans m’en apercevoir, je n’arrive plus à la tenir en bouche (la tutte était en caoutchouc plein). En fait, son amour pour nous s’exprimait dans ce qu’elle faisait matériellement. Elle était le véritable chef de famille. Mon père lui donnait sa paie, il recevait son “dimanche” et elle s’occupait de tout.

Nous étions des petites filles très timides, mais capables de nous exciter l’une l’autre jusqu’à être très bruyantes et insupportables. Cela nous arrivait spécialement le jour où elle nettoyait le corridor, le trottoir (et spécialement les crottes de chiens, qu’elle abhorrait, les crottes et les chiens), le WC et la cour et que nous étions seules dans la cuisine. Lorsque le chahut devenait trop grand, elle rentrait et nous recevions des taloches. La pire des punitions était d’être enfermée dans la cave à charbon, dans laquelle il faisait noir puisqu’il n’y avait qu’un soupirail fermé d’une grille qu’on enlevait pour déverser les sacs de charbon. La menace d’y être enfermée après avoir été traînée dans l’escalier en hurlant, suffisait à calmer les esprits. Je dois dire que c’était quasiment toujours mon esprit qui devait être calmé, étant l’aînée j’étais responsable. Sachant cela ma soeur se sentait innocente. Nous dormions dans un lit double et j’étais du côté de la porte. Quand ma mère, entendant depuis la cuisine le chahut que nous menions dans le lit en faisant toutes sortes de singeries, montait et ouvrait la porte, elle passait sa colère sur moi qui ramassait la fessée tandis que ma soeur y échappait à chaque coup. J’étais ulcérée. Ca ne m’empêchait nullement d’aimer ma soeur et de me sentir supérieure parce que j’étais l’aînée. Plus tard quand il a fallu lutter pour pouvoir mettre du rouge à lèvres ou des bas nylon, c’était moi qui faisait la guerre d’usure et généralement j’obtenais la permission à 16 ans. A quelques mois de là, ma soeur, qui n’avait pas du tout 16 ans et n’avait pas lutté, mettait aussi du rouge à lèvres et des bas nylon. J’ai évidemment triomphé lorsque j’ai pu aller voir des films enfants non admis et elle pas. J’ai quand même été soufflée le jour où elle a falsifié sa carte d’identité (qui était en carton vert avec des indications à la plume) pour aller voir “La loi du seigneur” avec Gary Cooper !

L’autre menace, employée plus tard lorsque nous allions à l’école primaire puis au lycée, était de nous dire que si nous étions insupportables ou que nous ne travaillions pas bien, on allait nous mettre en pension. Comme j’avais déjà parfaitement compris que ce n’était pas dans les moyens de mes parents, ça ne m’impressionnait pas beaucoup. Plus embêtante était la menace de nous faire arrêter nos études et de nous envoyer à la “fabrique” qui était dans notre rue et qui, si je me souviens bien, fabriquait des chaussures. C’était plus réaliste et plus inquiétant.

Il y avait trois jours spéciaux dans la semaine. Le lundi soir, la soeur de mon père, tante Marie, que nous appelions Ma Tante, nous apportait, du moins dans les années cinquante et soixante, des sachets de bonbons de chez Sarma, comme disait ma mère avec mépris. Elle n’appréciait guère sa belle-soeur. Mais nous nous l’adorions. En plus des bonbons (entre autres des cuberdons et autres choses gluantes et de toutes les couleurs que je ne mangerais pour rien au monde aujourd’hui) elle apportait des magazines que recevaient son mari, Tonton Jean. Tonton Jean travaillait chez Dechenne qui est je pense l’ancêtre des A.M.P. Il recevait des invendus et de cette façon nous avions toutes les semaines des Tintin, Spirou, Tarzan, Cinémonde et Ciné-revue. Quel enchantement ! Ma mère râlait de plus belle, parce qu’elle trouvait les B.D. et le cinéma ineptes et que c’était un jour où elle avait bien du mal à nous faire faire nos devoirs !
Il y avait aussi le samedi soir. C’était jour de grand nettoyage corporel et cela faisait toute une cérémonie. Il fallait d’abord aller chercher la “loque” à la cave, la loque de tous les jours étant trop petite. Ma mère disait “Qui va chercher la loque ? “ et nous nous disions chacune que l’autre pouvait bien y aller. Finalement, après des disputes et des palabres, l’une de nous descendait , souvent après que ma mère ait fait mine d’y aller elle-même. C’était très curieux et je ne comprends pas pourquoi elle n’instaurait pas un tour de rôle, comme elle le faisait pourtant pour l’essuyage de la vaisselle. On installait la fameuse loque au milieu de la cuisine et dessus une chaise qui supportait une grand bassine en zinc (pas aussi grande que celles de la lessive, quand même). Ma mère y versait de l’eau chauffée sur le poêle et nous nous lavions tout le corps, et pas seulement les endroits stratégiques comme pendant les jours de semaine. Ensuite venaient les cheveux (en guise de shampoing, nous avions droit à du savon noir ! ) et finalement, la bassine déposée par terre, venait l’heure du bain de pied !

Je ne sais pas pourquoi le bain de pied était aussi sacré mais c’était un moment délicieux. Nos cheveux séchaient, on rajoutait de l’eau chaude dans la bassine jusqu’à ce que les pieds soient rouge comme des écrevisses et pendant ce temps là nous lisions. Cela valait tous les bains parfumés qu’on peut prendre aujourd’hui ! Je me vois encore assise à côté du poêle, les pieds dans l’eau chaude et lisant “Le rêve” d’Emile Zola, où il s’agissait d’une petite brodeuse pauvre et malheureuse bien entendu. Je pleurais tellement que j’en étouffais et c’est un souvenir inoubliable !

Le dimanche était cependant le jour le plus beau de la semaine. C’était le jour où mon parrain venait rendre une visite matinale à sa soeur, où ils se racontaient un tas d’histoires dont nous ne comprenions pas la moitié. Il était question de ‘Monke Moun” (face de lune), sa belle-mère, et de “Mijn kuul” (mon chou), sa femme. Ils avaient entre eux un langage presque crypté, et se racontaient toutes les histoires de la semaine. Nous, nous revenions de la messe, où nous devions aller tous les dimanches depuis que nous étions à l’école des soeurs, mon père était rarement là puisqu’il n’avait congé qu’un dimanche sur six, et nous étions enchantées de sa visite. Il apportait toujours quelque chose, et de toute façon même sans rien, nous l’adorions. Il nous aimait aussi, les enfants de sa soeur bien-aimée, lui dont la femme ne voulait pas d’enfant.

Il était toujours tiré à quatre épingles, et a été pour moi, une fois passée l’adoration première pour mon père, le modèle de l’homme parfait. Il nous offrait des livres, s’occupait de notre vie à l’école, nous aidait en apportant de la documentation scolaire. Pendant tout un temps il m’a aidée , ou du moins a essayé de m’aider à comprendre les problèmes d’arithmétique, du genre “un train part de petit “a” et un autre de petit “b” avec un tas d’inconvénients en cours de route, ou bien un robinet remplit une baignoire qui par ailleurs se vide, etc. J’ai toujours été complètement hermétique à ce genre d’amusement, mais lui il s’en jouait. Je ne sais pas comment j’ai fait pour faire toutes mes primaires et le lycée, en étant nulle en math. Je détestais l’algèbre, la trigonométrie, et tout le tintouin. Avec son aide, je suis passée au travers. Je pensais que je n’aimais pas les chiffres mais pendant des années, j’ai fait le budget du Ministère de l’Agriculture, et ça n’avait rien d’abstrait, les chiffres représentaient des gens et des actions et j’étais capable de mémoriser les crédits nécessaires jusqu’au moindre franc.

C’est aussi grâce à mon parrain que nous avons appris à nager, ma soeur et moi. Ca ne s’apprenait pas à l’école à ce moment-là. Il nous a emmenées au bain de la Perche, à Saint-Gilles et nous a payé des leçons. Les mouvements de la brasse s’apprenaient d’abord au bord de la piscine. Ensuite il fallait sauter dans l’eau et s’accrocher à une planchette en liège en faisant les mouvements avec les jambes, puis sans planche avec les mouvements des bras et des jambes, avec devant nous la perche tendue par le maître nageur. Nous étions terrorisées, surtout ma soeur, mais nous devions persévérer puisqu’il s’agissait d’une grande faveur et que nous devions faire honneur à notre parrain. Je dit notre parrain parce qu’en fait il n’a jamais fait de différence entre nous, que je sois sa filleule et ma soeur non.

Une fois que le repas de midi était prêt, il s’en allait. Après le repas, nous faisions la vaisselle. Ma mère sortait la bassine émaillée, la mettait sur la table, y versait l’eau de la bouilloire et ajoutait du sel de soude. Elle lavait les verres, les assiettes, les couverts et les casseroles, ne les rinçait pas (personne ne pensait à faire ça) mais les déposait sur la table à côté de la bassine. L’une de nous essuyait et l’autre “mettait de côté”. Chacune avait son tour et l’essuyage était évidemment le moins agréable. Je me souviens d’avoir un jour échangé mon tour pour un nombre incalculable de fois, en échange de l’aide de ma soeur pour finir des chaussettes pour le cours de travaux manuels, jusqu’à ce que ma mère en ait marre d’entendre mes jérémiades et remette les pendules à l’heure. Pendant la vaisselle nous écoutions la radio, qui s’appelait INR et non pas RTBF. Il y avait une émission de “bel canto” le dimanche après-midi et ma mère qui connaissait tous les opéras par coeur, nous racontait l’histoire, nous décrivait les chanteurs de la Monnaie, les représentations extraordinaires qu’elle avait vues, et chantait quelques fois les airs qu’on entendait. Dans “le poste” comme nous disions, il y avait un monde, peuplé de Carmen, des Pêcheurs de perles, de la Traviata, de Tosca, de Mme Butterfly , de La Bohème, Aïda, Don Carlos, et j’en passe. Elle nous racontait les heures de file qu’il fallait faire, parfois faisant tout le tour de la Monnaie, pour avoir des places. Ils se relayaient, sa mère, son frère et elle, pour faire cette file et acheter des places, les seules dans leurs moyens, au quatrième balcon. Lorsque celui-ci était plein, il y avait encore des places “assis, debout sur l’escalier”. Lorsque toutes les places assises étaient louées, on vendait encore des places debout, et les gens s’asseyaient sur l’escalier qui desservait les places assises. Les opéras, qu’ils soient italiens ou allemands ou n’importe quoi, se jouaient en français et tout le monde suivait avec un “livret” pour bien comprendre l’histoire. Ma mère avait tout un paquet de photos des grandes célébrités comme Clara Clerbert que le public adulait.

En fin d’après-midi, lorsque nous avions bu le café et mangé notre goûter, il y avait une émission pour les jeunes qui s’appelait “Radio Jeunesse” animée par un certain Jean-Claude Menessier , “Jean-Claude” tout court pour tout le monde. Nous adorions cette émission mais je suis bien incapable de me souvenir de ce qu’elle racontait. Le présentateur était français et nous plaisait énormément, avec son bagout et ses plaisanteries. Il exaspérait ma mère qui détestait cette émission.

Ainsi passait la vie quotidienne, ponctuée par le “journal parlé”, les départs et les retours de l’école, la préparation des repas, les devoirs et les leçons, les jeux, les disputes. Il y avait parfois des choses plus spéciales, comme l’arrivée du camion de charbon, avec des hommes tachés de noir qui déversaient des sacs de charbon par le soupirail de la cave, la venue annuelle du ramoneur de cheminée, tout aussi noir. Il y avait le passage de l’aiguiseur de couteaux, avec sa meule qui faisait un bruit strident. Il avait une petite charrette qui contenait cette meule qu’il faisait fonctionner en actionnant des pédales. Malheureusement, nous n’étions pas clients chez lui parce que mon père se chargeait d’aiguiser les couteaux avec une pierre à aiguiser que j’ai toujours dans un tiroir de ma cuisine.

Il y avait aussi, régulièrement, des processions le dimanche. Nous allions les voir et nous nous mettions à genoux lorsque le prêtre passait en brandissant la croix ou l’hostie. Il y avait des groupes des enfants de la paroisse déguisés en anges et une statue de la Vierge ou d’un saint quelconque, portée par des volontaires très imbus de leur rôle.

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3 commentaires Répondre

  • Répondre

    Madame,
    j’ai adoré lire votre texte qui m’a rappelé les vacances belges chez ma grand-mère.
    je cherche pour ma maman qui a 84 ans et allait à l’opéra de La Monnaie en 1946-1947, le nom du ténor et de la basse qui accompagnaient le plus souvent Clara Clerbert. Pouvez-vous me donner ce renseignement ?
    Avec mes remerciements
    Ch Martin
    chmartindefosse wanadoo.fr

    • jeannine Répondre

      je pense que le chanteur d’opéra dont vous cherchez le nom est : André Darcor

      ma grand mère adorait les spectacles à la Monnaie et parlait avec extase d’André Darcor et Clara Clerbert

    • viviane Répondre

      Bonjour ,
      votre maman a-t-elle connu Gilbert Dubuc ? grand baryton de cette époque
      en vous remerciant
      vivianeportelance hotmail.com

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