Pendant la guerre 40-45, nous habitions à côté du chantier et de l’atelier d’un tailleur de pierre. Mes congés et mes vacances se passaient la plupart du temps dans cet espace d’aventures funéraire, mais pas du tout sinistre. Le patron, le père Briot, était un beau vieillard, vêtu de haillons, un vieux chapeau vissé sur le crâne, ridé, mal rasé mais toujours de bonne humeur. Il chiquait du tabac en permanence et, régulièrement, envoyait sur le côté un jet de jus brunâtre. C’est lui qui m’a appris à cracher dans mes mains avant d’empoigner un manche d’outil.

Au beau temps, il était secondé par un ouvrier tout aussi rustique que lui. Ce dernier fumait des cigarettes qu’il roulait lui-même entre ses gros doigts noueux, craquelés et sales. Mais c’était la guerre, tout était rare et donc cher. Un jour il demanda à mon ami et à moi de ramasser les mégots qui traînaient dans les rues, sur le chemin de l’école. Ce que nous fîmes volontiers et sans malice. A chaque aller et retour, nous marchions les yeux au sol, scrutant le moindre coin de trottoir ou de rigole à l’affût de ces bouts de cigarettes, de toutes les tailles,
en bon état ou déjà devenus jaunâtres

Et puis, l’étincelle jaillit un jour dans nos cervelles enfantines : pourquoi ne pas effectuer cette moisson pour nous-mêmes ? Le passage à l’acte se fit sans hésitation et c’est ainsi que je fis mes premiers pas sur la route du tabac. Les mégots récoltés étaient décortiqués, le tabac enfoui dans une petite boîte métallique avant d’être remballé dans du vulgaire papier. Fumer dehors n’était pas un problème, mais je voulais plus, je désirais savourer à domicile comme un vieux fumeur. C’est donc dans les toilettes que je décidai d’assouvir mon nouveau vice. Maman s’en aperçut très vite Comme j’étais le seul homme de la maison - Papa était prisonnier en Allemagne - ce ne pouvait être que moi le fumeur du cabinet. La découverte du pot aux roses - tant l’odeur des bouffées que la trouvaille de ma petite boîte - me valut une belle tripotée. Maman me l’administra alors que j’étais déjà au lit, endormi. Mon réveil fut plutôt brutal. Tout en essayant vainement d’éviter les claques, j’eus l’audace de lui crier : « C’est si bon, tu sais ».

Jacques B.

3 commentaires Répondre

  • Sylvie (réda A&T) Répondre

    Message du 30 septembre 2005, par Sylvie (réda A&T)

    Trouvais-tu réellement que ces premières cigarettes avaient bon goût ou étaient-ce plutôt le goût de l’interdit et le plaisir de "faire comme les grands" ?
    Question subsidiaire : as-tu continué à fumer ?

    • Jacques B. Répondre

      Message du 5 octobre 2005, par Jacques B.

      Bien sûr qu’à 8 ou 9 ans, c’était pour faire"l’homme". Quant au goût... L’intervention maternelle porta ses fruits pendant plus de 20 ans. Puis il y eut la chute qui dura plus ou moins 15 ans, jusqu’à fumer trois pipes d’affilée. Ce qui alors me dégoûta, me guérit et fit de moi un anti-tabac acharné jusqu’à l’heure de la pension.Depuis lors, je me considère comme un non-fumeur...qui se paie de temps en temps une boîte de cigarillos.

      • Anne Répondre

        Message du 15 octobre 2005, par Anne

        Que de subtilités pour transgresser...( attitude typiquement masculine) ! De mon temps, il suffisait d’aller chez Loulou et de payer 25 FR pour acheter un paquet de BELGA rouge !
        Un de ces jours, en me rendant chez une copine de l’époque, copine qui résidait à St Marc, une dame ( de l’âge de ma mère sans doute)m’a demandé, l’air atterré : "Tu fumes déjà ?" (Je devais avoir 14 ans.)" Ben oui" lui ais-je répondu, l’air blasé. Le tabac ne m’a plus jamais interressée.
        Mais , revenons-en à toi, cher Jacques B. Oserais-tu raconter " La première fois....que j’ai été rechercher ma fille à une soirée dansante" ? ? ?( attitude particulièrement paternelle).
        Sans rancune ! ! !
        Anne

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